lundi 12 mai 2014

À l’école de mon village

                Mon village natal, que j’ai quitté il y a longtemps, s’étend nonchalamment sur les collines des Basses-Laurentides au nord du fleuve Saint-Laurent et à l’est de la rivière des Outaouais. Contrairement à la plupart des autres villages de la région il ne s’était pas construit autour d’un croisement de deux routes, mais plutôt le long des deux bras d’une fourche.               
Quand on y arrivait du sud après avoir traversé des petits villages aux noms pleins d’enluminures, Saint-Émile-de-Sufolk, Notre-Dame-de-la-Paix, Saint-André-Avelin, la route faisait une large courbe vers la gauche au bout de laquelle elle se séparait en deux. Le bras de droite s’en allait directement, en moins de cinq kilomètres, en obliquant vers le nord, au moulin à bois, principale industrie et premier employeur du village. On l’avait construit à un emplacement idéal, à la lisière d’immenses forêts, réservoir quasi inépuisable de ressources premières, et au bord de la rivière sur laquelle les bûcherons avaient longtemps transporté les billots. Le village comme tel se déployait des deux côtés de l’autre bras, plus sinueux, qui montait et descendait au gré des buttes. Quelques années après mon départ, l’année du centenaire de la fondation du village, on l’avait pompeusement nommée « Rue du Centenaire ».
Le premier bâtiment tout de suite après la fourche, c’était la forge. Je me souviens qu’elle était encore en fonction quand j’étais enfant. Je me souviens des bruits percutants des marteaux, des hennissements des chevaux, des exclamations des hommes et même des jets d’étincelles qui sortaient de cet antre maléfique. Un peu plus loin, de l’autre côté de la route, il y avait la maison de madame Vanbeesbrook, la couturière du village. Nous les enfants, nous avions toujours cru qu’elle était une vieille fille endurcie, mais en fait, elle était venue très jeune s’installer dans le coin avec son mari médecin mais celui-ci était mort subitement et elle était restée veuve sans enfant sans avoir envie de revenir dans son pays, les Pays-Bas. Après l’échoppe du cordonnier, monsieur Godin, père de treize enfants, venaient les maisons des familles Fillion et Auger, puis celle des Quenneville; ces trois demeures faisaient face au petit lac Raquette où se trouvait la « plage municipale ». Ce n’était qu’une petite bande de sable entre les bosquets d’aunages, il n’y avait qu’un simple radeau que quelqu’un y avait construit avec des planches et des bidons, mais les enfants s’y amusaient ferme durant les chaudes journées d’été et les adolescents y découvraient les premiers frémissements de leur libido. Tout de suite après, on arrivait au centre du village. Un à la suite de l’autre se succédaient le cimetière, puis l’église, puis le presbytère, la maison du pasteur, ensuite l’école, le magasin général, le bureau de poste, l’hôtel, la maison du propriétaire de l’hôtel monsieur Vernon, le garage des Pitman et enfin, un peu à l’écart, la « grande maison verte en bas de la côte ». C’est dans cette maison que nous habitions, ma mère, mon père et mes quatre frères et sœurs dont j’étais l’aîné. Cette route allait ensuite rejoindre d’autres villages plus au nord : Chêneville, Lac-Simon, Viceroy, Vendée, La Minerve...
Je ne sais pas trop pourquoi notre maison était verte. Peut-être qu’un jour mon père (ou mon grand-père) avait eu cette peinture au prix du gros au magasin général. Le pli était pris et tous les cinq ou six printemps, il repeignait notre maison en vert, tâche à laquelle, nous les garçons, devions participer. Lorsque je suis né, mon père travaillait comme « foreman », c’est-à-dire  superviseur ou contremaître de chantier au moulin. C’était lui voyait à ce que tout fonctionne bien et qui réglait les problèmes quand il y en avait. C’était l’un des meilleurs emplois et une position sociale les plus en vue à l’époque. Le moulin appartenait à de riches Anglais qui habitaient alors en ville, c’est-à-dire à Buckingham, que mon père rencontrait tous les deux mois, et sans doute plus souvent durant la haute saison. Mon père avait eu ce poste parce qu’il comprenait et parlait bien anglais. S’il parlait anglais, c’était grâce à sa grand-mère, la mère de son père. Elle avait toujours parlé en anglais à ses petits-enfants et ce jusqu’à son dernier souffle. Les secrets de famille, dont ne parlait jamais mais qui s’infiltraient dans notre subconscient par je ne sais quels interstices, laissaient savoir qu’elle s’était enfuie avec mon grand-père et qu’ils étaient partis se marier en ville. Quand ils étaient revenus, un an plus tard, la frimousse du beau bébé qu’elle avait dans les bras avait réconcilié tout le monde.
Ce n’est pas tant aux secrets de famille que je pense aujourd’hui, mais plutôt à une sorte de déconvenue qui s’est passée dans la petite école du village.
C’était un bâtiment tout en bois – bien sûr ! – tout peint en blanc, qui se voyait de loin. Il était presque aussi haut que l’église dans le paysage du village. Il y avait quatre classes. Au  rez-de-chaussée se retrouvaient les deux classes des petits, ainsi que les bureaux de la direction, et à l’étage, les deux classes des grands, avec une dernière pièce qui servait de débarras. L’année d’avant le Canada s’était doté de son propre drapeau et dans chacune de ces quatre classes, il y avait en un tout neuf que nous venions tout juste de recevoir. Et chaque matin nous chantions l’hymne national. Il y avait quatre « maîtresses » comme on disait alors et une secrétaire qui venait le matin seulement. L’inspecteur de la Commission scolaire venait deux fois par année, généralement un peu avant Noël, et ensuite pour la remise des prix en fin d’année. Il n’y avait pas de gymnase dans l’école comme dans les écoles d’aujourd’hui. Notre exercice physique, nous le faisions dehors durant les récréations. L’hiver, on patinait sur l’étang gelé. Une fois par semaine aussi, monsieur Welling, l’homme d’entretien, prenait l’une des classes avec lui et nous faisait travailler pour « nous dépenser » : un jour à porter du poids de chauffage, un autre à réparer les clôtures ou encore à les peindre; d’autres fois il fallait pelleter la neige ou taper du gravier sur le chemin. Ce n’était pas la première école du village. La première école avait été construite juste en face de l’église et elle ne contenait qu’une seule classe et la maîtresse habitait à l’étage. Mais après deux ou trois décennies, avec le développement rapide du village grâce au moulin, elle était devenue trop petite et les hommes en avaient construite une autre. L’ancienne école avait transformée en habitation et à l’époque une veuve, Henriette Pleau, y vivait encore.
Ce printemps-là, j’en étais à ma dernière année à cette petite école. Après les vacances, l’automne prochain, je partirais pour l’école secondaire qui se trouvait à Lachute à quelque trente kilomètres.
Notre maison était à quelques minutes de marche de l’école seulement; il suffisait monter une petite côte de prendre un tournant, et nous y étions. Nous y allions à pieds mes frères et sœurs et moi, en toutes saisons que ce soit et peu importe le temps qu’il faisait.
Moi, j’ai toujours aimé jouer des tours; j’ai toujours était espiègle. En fait nous, les enfants du village, développions tous, par la force des choses, pour nous désennuyer, pour briser un tant soit peu la monotonie de nos existences, un sens de la taquinerie, de la plaisanterie qui allait bien souvent au-delà des limites de la provocation. Le problème, c’est que la maîtresse de la deuxième classe des grands, c'est-à-dire les élèves qui terminaient leur école primaire et qui devaient se préparer pour l’entrée a secondaire, n’entendait pas à rire. Elle s’appelait Angelina Desjardins. Pourquoi Angelina ? Nous avons toujours été convaincus que ce n’était pas son vrai nom; qu’en fait, et nous nous transmettions cette information top secret de générations en générations d’élèves elle s’appelait en vérité Angéline, mais que ça rimait trop avec gazoline, térébenthine ou avec aubépine, et qu’elle avait ajouté un « a » pour couper court à toute moquerie. D’un autre côté, il y avait dans sa famille un Ébénézer, un Herménégilde, une Alzida, un Tancrède, un Théodule... alors pourquoi ses parents ne l’auraient-ils pas vraiment appelée Angelina ?
Comme j’étais souvent le premier de la classe, on passait plus souvent qu’à d’autres sur les tours que je jouais; mais étant donné que je manifestais une solidarité sans faille auprès de mes camarades classe, ceux-ci ne m’en tenaient pas rigueur. Mais là, il faut dire que je trouvais que toute une année entière sans pouvoir faire de farce, c’était un peu long pour un farceur de profession comme moi.
L’année d’avant, un nouveau pasteur était venu s’installer dans le presbytère et l’un de ses filles Suzanne avait été inscrite dans ma classe. Elle était douée… et intelligente ! et nous nous faisions une compétition féroce pour la première place dans chacune des matières au programme.
Angelina Desjardins avait comme vocation première de nous enseigner, autant aux filles qu’aux garçons, la discipline; elle nous interdisait de parler en classe, de glousser, de se racler la gorge, de nous lever, de faire du bruit avec nos chaises et même de lancer des avions en papier; on devait s’assoir bien droit, lever la main, parler distinctement et poliment, sortir en rang, avoir les mains – et les ongles ! – propres, ne pas se curer le nez et ne pas mâcher de la gomme en classe.
Trois ans ou quatre auparavant nous avions découvert au magasin général cette merveille parmi les merveilles du pays des merveilles, cette délectation infiniment extatique : de la gomme à mâcher ! Madame Desjardins avait en horreur cette invention chtonienne, qui se collait dans les cheveux jusqu’à nous défigurer ou s’amalgamait dans nos estomacs jusqu’à nous empoisonner, et le fait d’en mâcher – « comme de vulgaires ruminants », martelait-elle – était pour elle signe de dépravation, de perversion, d’avilissement, même de débauche qui pouvait entraîner toutes les maladies possibles et imaginables et notamment et surtout ! la stupidité et la crétinisme. C’était lui faire et insulte et injure.
Comme je l’ai dit, mes frères et sœurs et quelques autres élèves, marchions pour aller et pour revenir de l’école ce qui fait que quatre fois par jour nous passions devant le magasin général, le matin, l’après-midi, et deux fois à midi à l’aller et au retour. Souvent, nous y entrions en troupeau pour acheter deux ou trois sous de friandises, ce pourquoi la propriétaire, madame Besson, faisait semblant de renâcler : bonbons au miel, boules noires, cloches aux fraises, caramels, morceaux de réglisse qui nous tachaient les doigts, jujubes, pains d’épice, peppermint, boites de cigarettes en sucre et gommes à mâcher !...
Mais il fallait être prudent avec les gommes à mâcher, car nul ne voulait déclencher les foudres mosaïques de madame Desjardins.
Un jour du mois de mai, j’en ai eu assez : j’ai clamé au petit groupe que nous formions, mes amis de septième année et moi, que je faisais le pari que je pourrais en mâcher dans la classe sans que madame Desjardins ne me voit ! Cette stupéfiante fanfaronnade a eu l’effet escompté : il a provoqué des hauts cris, des quoi, des comment, des impossibles, des t’es fous, des t’oseras pas, mais, envers et contre tout, j’ai persisté et signé et j’ai affirmé que je le ferai pas plus tard que cette après-midi : je mâcherai de la gomme en classe et je ne me ferai même pas prendre !
Inutile de dire que sur le chemin de retour à l’école après notre repas du midi, j’avais un peu perdu de ma superbe, mais six ou sept de mes « amis » m’attendaient devant la porte du magasin général et il m’a bien fallu y entrer et m’acheter la gomme fatidique. Je l’ai mise dans ma bouche et j’ai commencé  à la mâcher.
Pour rentrer en classe, je l’ai mise entre mes dents et ma lèvre supérieure, et je gardais la bouche fermée. Jusque-là tout allait bien : madame Desjardins faisait l’inspection de nos mains, pas de nos bouches. Je reprenais confiance et même mon air crâneur.
Je sentais bien que je gagnerais mon pari. Cependant au bout d’un certain temps, ma gomme avait perdu de son goût et je commençais à avoir soif; il fallait que je m’en débarrasse. Mais je ne pouvais la jeter par terre, ni la coller contre mon bureau. J’aurais pu toujours essayer de la jeter par l’une des fenêtres ouvertes, mais je n’étais pas sûr de mon coup à cent pour cent étant placé dans la rangée du milieu. Et malheur à mes oreilles, si madame Desjardins me surprenait !
C’est alors que m’est venue une idée remarquablement machiavélique. J’ai discrètement pris ma fronde dans mon bureau – tous les garçons avaient une fronde en ces jours-là – et j’ai lentement et adroitement visé. Madame Desjardins était en train d’écrire quelque chose au tableau, je ne me rappelle pas du tout quoi, mais je sais que TCHAC !! avec la fronde j’ai envoyé ma gomme se coller sur le tableau, à quelque cinquante centimètres de la main de madame Desjardins, celle qui était en train d’écrire !
Était-ce parce que je me sentais invisible que j’avais eu cette idée-là ? Était-ce parce la semaine d’avant ça avait été mon anniversaire et qu’à douze ans je pouvais tout me permettre ? Est-ce que c’était pour impressionner cette Suzanne, la fille du pasteur, qui était aussi bonne que moi en classe ?
Quoiqu’il en soit, la main d’Angélina Desjardins s’est immobilisée… tout son corps s’est figé… de même que la classe au complet : je crois qu’on entendait les mouches voler. Néanmoins, au bout d’un long moment,  elle a continué d’écrire ce qu’elle avait commencé comme si de rien n’était. J’avais eu le temps de rangé ma fronde. J’étais sauvé, elle ne pouvait savoir qui lui avait fait un tel affront…
La secrétaire a finalement sonné la cloche de la récréation et nous nous apprêtions tous à quitter bruyamment la classe pour sortir, et moi à fêter triomphalement ma réussite et ma totale victoire, quand juste à ce moment-là, madame Desjardins qui se trouvait je ne sais par quel hasard en arrière de moi, m’a fait rassoir en appuyant son index vengeur sur mon épaule. Inutile de dire que j’ai obtempéré.
Une fois la classe vide, elle a simplement dit :
-Au lieu d’aller dehors, tu copieras : « Je ne manquerai pas de respect envers mes professeurs ».
J’étais bien obligé de le faire. Alors pendant toute la récréation, j’ai copié : « Je ne manquerai pas de respect envers mes professeurs », mais moi je me répétais sans cesse : « Mais comment a-t-elle su que c’était moi ? »
La récréation s’est terminée et les autres élèves sont rentrés. Quelques-uns m’ont questionné du coin de l’œil, mais je n’ai rien répondu de peur d’aggraver ma situation. La fin de la journée m’a semblé interminable.
Une fois dehors, mes camarades se sont précipités. Ils voulaient savoir.
« Alors raconte !
-Bah, elle m’a juste fait faire de la copie. 
-C’est tout ?
-Oui, juste ça.
-Mais comment elle a su que c’était toi ?
-J’sais pas; elle a peut-être pris quelqu’un au hasard et c’es tombé sur moi.
Une récréation en retenue, je m’en tirais à bon compte… que je croyais !
Mais, le lendemain, le même manège a recommencé : pendant que les autres s’amusaient et s’époumonaient à l’extérieur, madame Desjardins m’a gardé dans la classe, durant les deux récréations, et j’ai dû poursuivre mes copies. Et le surlendemain : même chose tant à la récréation du matin qu’à celle de l’après-midi ! Je les entendais crier, rire et s’amuser et moi, je devais rester dedans. Après quelques jours de cette ignominie, je me suis senti humilié, rabaissé, honteux; en un mot comme en cent : détrôné. Et pour faire exprès, il faisait un temps magnifique, chaud et beau à souhait. Je me morfondais, j’enrageais, j’écumais… intérieurement ! Tout le mois de mai et tout le mois de juin, chaque jour, madame Desjardins m’a obligé à rester à l’intérieur et à faire de la copie. Je la détestais; je détestais l’école; je détestais le monde entier. Je rêvais de pouvoir étrangler cette vielle mégère avec jubilation; j’inventais mille supplices que je lui ferai subir quand le jour de la vengeance viendrait.
Quand je quittais l’école l’après-midi à l afin des classes, je partais rapidement sans parler à qui que ce soit. J’avais l’impression que même les professeurs me regardaient avec compassion. J’avais bien averti mes frères et sœurs de ne rien dire à mes parents et ils n’ont rien dit, heureusement.
Ce n’est l’avant-dernier jour de l’année scolaire que finalement, à la récréation de l’après-midi, madame Desjardins m’a permis de sortir. Je n’étais pas fier de moi et je n’ai parlé à personne, restant prostré seul dans mon coin. À la fin de l’après-midi, c’était la débandade habituelle et la clameur généralisée qui annonçaient le vrai début de l’été. À nouveau, je restais à part, ne pouvant que rentrer d’un pas lent à la maison.
Le lendemain, c’était la remise des bulletins et Suzanne et moi avions terminé à égalité : cette année-là, il y eu deux premiers prix ! Oui, d’une certaine façon, j’en étais content. Cependant, je ne m’attendais absolument pas à ce que madame Desjardins me fasse remettre un prix supplémentaire « Le prix de la déférence » ! Je me doutais bien voulait dire et je croyais qu’il consisterait sûrement en un livre ennuyant sur la politesse, la courtoisie ou encore sur le savoir-vivre ou sur les bonnes manières.
Mais non, pas du tout ! Madame Desjardins m’a offert le roman Le Grand Maulnes, un livre que j’ai dévoré durant l’été et que j’ai lu et relu je ne sais combien fois depuis.
Avait-elle pressenti que mon imagination débordante rejoignait celle d’Alain Fournier et qu’elle voyait en moi (ou l’espérait-elle) un futur écrivain ? Ou encore que mon esprit audacieux me ferait vivre de par le monde des aventures fantastiques semblables à celle d’Augustin Maulnes ?
Plusieurs fois au cours de l’année suivante, j’ai songé à aller lui demander, mais j’étais encore trop en colère pour faire cette démarche. Et quand je me suis décidé, l’année d’après, Angélina Desjardins, avait pris sa retraite et était déjà partie vivre chez sa fille à Ottawa.

Puis, l’année d’ensuite, la petite école blanche a été démolie pour être remplacée par une école toute neuve et toute moderne juste à côté de la nouvelle mairie, elle aussi toute neuve et toute moderne.

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