lundi 13 octobre 2014

Mémère

                Quand mon père est décédé, l’année dernière, ma mère a décidé de vendre ce qui avait été la maison familiale pendant plus de quarante ans en banlieue de Montréal. Elle, elle aurait bien déménagé de cette maison le lendemain même du jour où le dernier d’entre nous, mon plus jeune frère Samuel, était parti étudier à Québec. Morceau par morceau, boîte par boîte, elle s’est mise à nous redonner ou se débarrasser de tout ce qui nous avait appartenu : meubles, vêtements, livres, disques, cahiers, accessoires, jeux de société, photos, collections de timbres, objets exotiques en tous genres… La maison était nettement devenue trop grande pour seulement eux deux,  et il fallait l’entretenir, mais mon père n’avait aucune envie de déménager, il ne voulait même pas en entendre parler. Il était bien dans ses pantoufles, ses affaires et les souvenirs qu’il avait rapportés de tous ses voyages et dont il ne voulait surtout pas se débarrasser. Puis, un hiver,  il a eu son accident : il a glissé sur la glace et il a eu des côtes fêlées et surtout une fracture du crâne, qui l’a laissé paralysé, dans un état semi-comateux. Il est mort à l’hôpital, au premier jour du printemps suivant. Très estimé pour son implication au niveau de la politique municipale beaucoup de gens sont venus à ses funérailles. Il y avait beaucoup de fleurs, malgré notre appel à faire des dons à la Croix-Rouge.
Ainsi, avant même que mon père ne décède, ma mère avait décidé de vendre la maison. Ce que nous ne savions pas, et que nous avons appris avec étonnement, c’est qu’elle avait déjà  réservé sa place dans un centre d’accueil pour personnes âgées autonomes du quartier.
Devant le fait accompli, mon frère et moi l’avons aidée à emménager. Mais, son petit appartement de trois pièces étant déjà meublé, elle ne prend pas grand-chose avec elle : des photos, quelques livres, ses vêtements.
C’est là que énorme surprise m’attend !
Je ne l’ai pas vue pas la première fois, trop occupé que je suis à aider ma mère. Peut-être ne l’avait-on même pas sortie de sa chambre. C’est la cinquième ou sixième fois que je viens voir ma mère. Nous sommes à la fin du mois de mai. Ma mère est visiblement heureuse; elle parle avec les autres résidentes comme à de vieilles amies. Elle participe à pratiquement toutes les activités des loisirs. Elle veut me faire voir l’aquarium de l’entrée, le jardin, ses allées, ses rangées de fleurs, les arbres qui font de l’ombre, les bancs pour s’asseoir, les balançoires que tout le monde apprécie. Ce sont les premières belles et chaudes journées de la saison, le personnel en profite pour faire prendre l’air à quelques-uns des pensionnaires, autrement cloués dans leurs chambres en permanence. Et là sous un hêtre majestueux, je vois dans sa chaise roulante, un corps recroquevillé, enveloppé dans une robe de chambre bleue pâle.
Je ne sais que penser. Je ne sais que dire.
Je vois cette vieille dame affalée sur sa chaise, toute maigrichonne, la bouche ouverte.
Cette vieille dame, c’est « mémère ».
                Je la retrouve ici, dans le centre d’accueil où est venue vivre ma mère. Celle-ci n’a pas remarqué mon étonnement. Et moi je fais comme si de rien n’était. Cette vieille chose dans sa chaise roulante, c’est la femme qui m’a terrorisé, qui nous a tous terrorisés, qui nous faisait peur.
Je  me fais violence pour ne pas montrer mon impatience à ma mère; je m’efforce de terminer calmement notre promenade. Je dois encore la raccompagner jusqu’à son appartement. Elle m’embrasse en me comblant de mille remerciements et d’autant de recommandations.
À la réception, je pose la question qui me brûle les lèvres, mais je sais d’avance qu’il n’y a pas de doute : c’est bien elle, mémère, madame Trépanier, la grand-mère de ma première femme. Je ressors dans le jardin et m’approche d’elle et en la regardant fixement… Et des images, des souvenirs que je croyais enfouis pour toujours remontent à la surface, me reviennent en rafale.

                Je me souviens de ces menaçantes admonestations alors que j’avais commencé à fréquenter celle que j’allais marier l’année d’après : « Mon jeune, ma petite-fille, elle est belle, elle est pure; ne la salis pas. Si tu la salis, tu auras affaire à moi. » Si je l’ai « salie » plus tard, comme elle disait, je sais que je n’étais pas le premier.
Mémère était une femme qui ne s’en laissait jamais imposer, par personne et par aucune circonstance. Elle avait traversé les années de guerre en faisant de la contrebande. Elle avait alors cinq enfants en bas âge de je ne sais combien de pères différents et elle ne voulait pas qu’ils souffrent de la faim et de privations. Elle avait monté un réseau de trafic avec celui qui était alors l’homme qui vivait avec elle et qui travaillait pour l’armée canadienne, comme ça tombait bien, dans les services d’approvisionnement.
Contrairement à elle qui n’était pas allée à l’école, elle avait tenu à ce que ses enfants fassent des études. Sa deuxième fille, Manon, ma future belle-mère était devenue assistante dentaire et avait mis le grappin sur le dentiste chez qui elle avait trouvé son premier emploi. Deux de ses fils vivaient en Abitibi. Pendant un temps ils avaient été foreurs puis chauffeurs de machinerie lourde; moi, durant les quelques où j’ai fréquenté cette famille, je ne les ai jamais rencontrés. Un autre de ses fils habitait à Saint-Hyacinthe et ne venait qu’à Noël. Son autre fille ne s’était jamais mariée. Elle avait des aventures d’une nuit. Chaque fois que je l’ai vue, c’était avec un homme différent. Mémère prenait un plaisir fou à les dénigrer un à un, ce qui arrangeait bien Marie-Chantal. Surtout, elle torturait son gendre, le seul qu’elle avait sous la main, le mari de Manon, mon beau-père, qui a fini par en perdre la raison à moitié. Elle lui faisait sans cesse des reproches, des remontrances, sur sa tenue, sur sa conversation, sur ses revenus, sur ses opinions. Elle l’apostrophait en public avec force admonestations dites assez fortes pour que tout le monde entende. Elle le grondait comme un petit garçon sur ses manières de rustre; et sa femme, elle, s’esclaffait à chaque fois. Edmond, comme il s’appelait, avait appris à se taire, à se faire discret, ce qui n’avait en rien amélioré les choses. J’avais pitié de lui. Les rares fois où nous avions pu parler « d’homme à homme », c’était suite au fait que j’avais mis sa fille chérie enceinte.
Les rencontres familiales, Noël, fête des mères… devaient toujours se passer chez eux, dans leur bungalow avec vue sur le fleuve de Ville LaSalle. Mémère donnait des ordres à tout le monde et tous nous obéissions habitués et bien dressés. Elle n’acceptait aucune contestation. Ça marchait au doigt et à l’œil; un vrai régiment. Ses enfants, ses gendres et sa bru, ses petits-enfants, tous nous marchions droit. Elle adorait ses petits-enfants, elle en avait sept, en comptant les trois de l’Abitibi qui ne venaient jamais, mais elle exigeait d’eux la même soumission. Elle adorait avoir son monde autour d’elle, elle jouissait de notre présence, elle aimait à préparer et à servir les repas, mais il devait nous faire en payer le prix, c’est tout. Ses descendants de la première et deuxième génération, qui la connaissaient bien, la laissait faire sans rechigner. Mais nous, les blondes et les chums essayions de ne pas faire de vagues. Tous nous devions nous tenir convenablement à table, ne jamais jurer, ne jamais interrompre quelqu’un qui parlait et surtout pas elle ! Personne ne fumait chez elle, personne ne jurait. Mémère n’élevait jamais la voix, jamais, d’ailleurs les disputes et les esclandres étaient rarissimes. Mais son regard qui nous foudroyait et nous figeait sur place suffisait.
Toujours je l’ai connue user de sarcasme, de raillerie, de persifflage, avec une cruelle délectation. Aucun voisin ne trouvait grâce à ses yeux, aucun commerçant, aucun homme politique. Je ne peux compter le nombre de fois qu’elle est allée en cours pour des « chicanes de clôtures ».
Moi, je m’en suis sauvé, car je ne suis pas resté assez longtemps dans ce milieu. Sa petite-fille et moi étions trop différents l’un de l’autre.
                Après mon divorce, après quatre ans de mariage, difficile, acrimonieux (nous sommes allés une bonne douzaine de fois en cour pour arriver à un accord sur la garde des enfants), duquel je suis sorti sans un sou, je n’ai plus jamais revue Mémère. Mon ex-femme et moi nous nous voyions de temps en temps pour régler des questions comme l’école ou les passeports. Je ne lui demandais jamais des nouvelles de sa grand-mère. Je savais que les enfants allaient la voir de temps en temps avec leur mère et quand ils revenaient ils n’en parlaient pas.
Bien des années plus tard, alors que je travaillais comme journaliste sur la Côte-Nord, j’ais reçu une carte de mon ex-femme m’annonçant le décès de celui qu’on appelait « pépère ». Nous l’appelions ainsi par commodité, mais il n’était en vérité ni mari de mémère, ni le père d’aucun des enfants, ni le grand-père de personne. C’était plutôt bon vivant, bonne pâte. Je ne l’ai jamais vu décider quoi que ce soit; on le considérait comme une quantité négligeable. Il apportait une bonne retraite et c’était amplement suffisant. Ce qu’il aimait par-dessus tout, c’était jouer aux cartes, et moi j’ai du apprendre, et siroter sa bière du samedi soir, la seule qui lui était autorisée. Ça lui suffisait pour supporter le reste.
Après ce fut tout. Je me suis remarié et j’ai eu d’autres enfants. J’avais refait ma vie. Et mes parents ont vieilli.

« Madame Trépanier est ici depuis dix ans, me dit l’une des employées qui s’est approchée, sans doute un peut intriguée de me voir fixer cette vieille femme avec autant de fascination. Vous la connaissez ? »
-Oui… je l’ai connue il y a plusieurs années.
- Elle ne reçoit jamais de visite; en tout cas, elle n’en a jamais reçu depuis que je suis ici. Êtes-vous de la famille.
-Non, non.
-Étiez-vous voisins ?
La jeune femme me regarde; elle a un joli sourire invitant, mais j’hésite à donner des détails. Est-ce par pudeur ? par peur ? par remords ?
Mémère a les yeux vides et le cerveau mort. Elle a les cheveux rares, hirsutes, la goutte au nez, la lèvre pendante, un filet de bave lui coule sur le menton que la jeune femme essuie doucement; elle doit certainement porter une couche.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire