lundi 6 octobre 2014

Track

Micheline Bérubé vient juste de sortir de chez elle. Il fait 28 degrés dehors; le ciel est partiellement nuageux avec pratiquement aucun risque d’averse; les vents faibles  soufflent de l’ouest; il y a un ouragan, Kenny, en formation dans l’océan Atlantique au large des Bermudes. Elle descend les cinq marches de l’escalier de sa maison puis tourne à gauche vers le coin de la rue jusqu’à l’arrêt d’autobus. Il y a déjà quatre personnes; un homme d’âge mûr qui s’en va travailler, il s’appelle Jean-Marc Tangay et travaille comme vendeur au magasin La Source du centre-ville de Montréal; pendant près de dix ans il avait travaillé en manipulateur de presse pour Québécor mais il y a eu des réductions de postes et il a été obligé de se recycler; il porte des lunettes à cause d’une légère presbytie. À l’arrêt d’autobus, il y a aussi trois jeunes qui vont à la polyvalente du voisinage : un étudiant de secondaire 3, Kyvenz Dieudonné d’origine haïtienne dont les parents sont venus s’installer ici il y a eu vingt ans l’année dernière avec leurs deux jeunes enfants; deux autres enfants, dont Kyvenz, leur sont nés ici. Kyvenz est le plus jeune de la famille; c’est un très bon joueur de foote, c’est d’ailleurs grâce au programme sport-études qu’il reste à l’école; tout ce qui l’intéresse, c’est le sport; ses deux frères sont déjà en appartement; l’un avec sa copine Gloria, ils habitent sur la Rive-Sud, et l’autre avec deux autres colocs dans le quartier Rosemont. Les deux autres jeunes sont Sébastien Breton et Mélanie Terrien-Chouinard, qui sont en secondaire 5; ils couchent ensemble depuis maintenant sept mois, mais leurs parents ne le savent pas; leur moyen de contraception, c’est Mélanie qui s’en occupe en prenant la pilule; ils s’entendent bien mais à part se sentir rejeter tous par leur famille respective il n’ont pas beaucoup d’intérêt commun; ils n’habitent pas ensemble et n’en ont pas l’intention; ils le plus grand souhait de Sébastien, c’est de pouvoir s’acheter une voiture et ne plus à avoir à prendre l’autobus, c’est pour ça qu’il travaille 25 heures par semaine comme homme de ménage dans un centre pour personnes âgées; Mélanie elle travaille les fins de semaine au Jean Coutu à quelques coins rues; elle est menstruée et ne se sent pas en forme. Voilà l’autobus qui approche. Micheline laisse passer les jeunes et monte à son tour. C’est une femme qui conduit l’autobus; elle s’appelle Manon Courteau, elle a 39 ans, elle a trois enfants, son mari s’appelle Michel Hébert, il est électricien pour la ville de Longueuil, c’est bien payé. Ça fait seulement quatre ans qu’elle conduit des autobus. Quand ses enfants ont pu se débrouiller sans elle, Manon est allée prendre une formation de chauffeur d’autobus chez Binet Transport, une formation en partie payée par le service de la réinsertion à l’emploi du Ministère du Travail et de l’Emploi du Gouvernement du Canada. Elle avait alors 35 ans. Elle voulait faire quelque chose de sa vie. Elle aime son métier; Micheline lui dit bonjour en faisant passer sa carte sur le lecteur magnétique et elle répond par un beau sourire et un beau bonjour. Elle fait partir son autobus vers l’arrêt suivant. C’est un véhicule construit par la compagnie Novabus de Saint-Eustache construit au Vermont, un modèle standard à plancher bas de 52 places; numéro de série DSL2673. Micheline déteste s’assoir près de quelqu’un qui parle dans son téléphone cellulaire, alors ce n’est pas toujours facile de trouver une place, mais elle en voit une près de la porte arrière. À côté d’elle se trouve Danielle Lamontagne qui s’en va elle aussi travailler; Micheline ne le sait pas, mais elle est la gérante de l’épicerie IGA au Centre d’achat; toute une responsabilité. Les femmes ne sont que 15% à occuper un tel poste. Elle a plus de 60 employés, à temps plein et temps-partiel sous sa responsabilité; un chiffre d’affaires de 2 millions de dollars par année. La femme porte un ensemble mauve très approprié pour la saison. Micheline ouvre Le Devoir du matin, le seul quotidien indépendant de la métropole, fondé en 1910 par Henri-Bourassa, et commence par les éditoriaux : que dit-on sur les grandes questions d’actualités : « Le spectre d’une crise du budget aux États-Unis réapparaît. De qui viendront les compromis cette fois-ci ?... » Un chauffeur de taxi pressé dépasse l’autobus à toute allure; où sont donc les policiers ? L’autobus s’arrête devant l’école secondaire André-Malreaux; pratiquement aucun des étudiants de l’école ne sait qui est André Malreaux même si la direction de l’école a inclus, depuis plusieurs années, dans l’introduction aux règlements de l’école offerte à toutes les classes de secondaire 1, une présentation du personnage. Écrivain et homme politique français, né en 1901, mort en 1976; il a écrit La Voix royale, La Condition humaine, L’Homme précaire et la littérature, il a combattu auprès de républicains durant la guerre d’Espagne et le général De Gaulle en fera son ministre des Affaires culturelles de 1959 à 1969; ses cendres ont été transportées au Panthéon. Le directeur actuel de l’école est Jean-Paul Prud’homme, qui a pris son poste l’année dernière alors que son successeur est parti en burn-out. Il est divorcé et vit avec une autre femme. Un bon tiers de l’autobus se vide. Plusieurs couples se tiennent par la main. Simon Duplessis est un gai qui le cache bien, car malgré toutes les campagnes de sensibilisation et la politique de tolérance zéro envers les gestes homophobes, il n’est pas encore sûr de lui pour s’afficher ouvertement. Micheline les voit s’éloigner et elle poursuit sa lecture. « La faim dans le monde : un enfant meurt toutes les dix minutes. Malgré un accroissement considérable de la production et des ressources suffisantes pour nourrir tous les humains, deux problèmes majeurs, le gaspillage et la mauvaise distribution. » Ça y est, sa voisine de deux bancs a sorti son téléphone. « Oui, c’est moi… Non, j’suis encore dans l’autobus. J’espérais que tu n’étais pas encore parti… Non, non. Je voulais te dire que j’ai oublié de sortir la viande hachée du congélateur pour les hamburgers du souper. Peux-tu le faire pour moi ?... Oui, c’est ça…. Non, laisse-le dans le réfrigérateur, c’est suffisant… Quoi ?... J’ai aussi des frites congelées et de la macédoine… Oui, c’est ça… Non, je devrais arriver à l’heure habituelle. » Micheline descend au métro. Elle retrouve comme chaque matin le même homme qui distribue le journal gratuit Métro et qui jase sans arrêt dans une sorte de baragouinage anglais-français avec tous les gens qu’il croise. La file est longue devant le Tim Horton, 22 personnes, chacun veut son café frais du matin et peut-être un chausson avec ça. Pour faire concurrence, le MacDonald voisin a ouvert un comptoir de service rapide le matin. Micheline se sent légèrement bousculée par un homme pressé marchant en sens inverse qui ne la pas vue. Il s’appelle Antoine Dumay. Il est propriétaire d’un magasin de produits naturels bien connu sur la Rive-Sud; il est végétarien par conviction, militant pour la paix et a voté Québec solidaire lors des deux dernières élections; il a perdu ses élections mais se réjouit de la progression de son parti; cependant, il est inquiet car les temps sont durs pour le commerce de l’alimentation naturelle avec l’arrivée du supermarché Avril qui lui a raflé une partie de sa clientèle; il se demande bien s’il devra faire des mises-à-pied; il a deux ados et une femme adorable qui l’appuie totalement, avec il a fait l’amour hier soir avant de dormir. Juste avant de franchir les portes, Micheline voit un sans-abri qui demande l’aumône; il se fait appeler Johnny; il vit dans la rue depuis sept ans; avant il était à Montréal, mais il a trouvé la répression des policiers trop dures et il est venu à Longueuil; il sent mauvais. Micheline passe devant le dépanneur, on y vend des journaux, des revues, des cigarettes, des imperméables de poche, des condoms, des produits hygiéniques, des friandises, des billets de loterie, des piles, des souvenirs en plastiques, à boire et à manger, gendre chip et boissons gazeuses, sandwiches, boissons énergisantes, crème glacée. Elle prend l’escalier qui mène au métro, il y a huit marches, puis encore six marches; quatorze au total; l’avant-dernière est passablement abimée et devrait être réparée avant qu’il n’y ait un accident. Au tourniquet, elle dépose sa carte Opus sur l’endroit approprié. Le métro est déjà là; d’habitude elle aime bien marcher vers la dernière voiture parce qu’il y a souvent des places assises, mais cette fois-ci elle s’engouffre dans la celle juste en face; la sirène intermittente se fait entendre et le porte se ferme. Sur le panneau publicitaire se déroule une annonce qui dit que des volontaires entre 25 et 55 ans sont recherchés pour une étude-clinique sur la dépression. L’homme qui tient le poteau juste au-dessus de la main de Micheline est un anglophone, Mike Tonks, natif de l’Ontario, mais qui est venu travailler à Montréal parce qu’il jugeait le coût de la vie trop élevé à Toronto; il est employé de banque, directeur de services de prêts commerciaux pour une succursale de la TD sur la rue Saint-Jacques. Une porte une cravate rayée or et vert et des souliers neufs qui lui font un peu mal aux pieds; il s’est acheté un café et un McMuffin pour déjeuner dont l’odeur se réapd autour de lui. Le métro roule jusqu’à la station suivante; cela prend 48 secondes exactement. Personne ne descend à la station Jean-Drapeau, baptisée ainsi en mémoire de l’ancien maire de Montréal,  avocat de formation qui a combattu le crime organisé, politicien populiste, visionnaire, maire de Montréal de 1954 à 1957 et de 1960 à 1986; au cours de son mandat en tant que maire, il a participé activement à la venue d’une équipe des Ligues majeures de baseball, nos Expos, nos amours, il a été responsable de la construction du métro de Montréal, de la Place des Arts, de la venue d’Expo ’67, qui s’est justement tenu sur les deux îles, Sainte-Hélène et Notre-Dame, au-dessus de la station de métro, et finalement des Jeux Olympiques  d’été de 1976, véritable fiasco financier et concert de dépassements de coûts à cause de la mauvaise gestion du maire Drapeau et de la corruption endémique, qui laisseront la ville et la province avec une dette de plus d’un milliard de dollars qui les citoyens prendront trouent ans à rembourser. Un jeune garçon lit une bande dessinée, Yoko Tsuno, Le Canon de Kra, qui se déroule dans le pays inventé de Kampong, où la belle « héroïne aux yeux en amandes » doit neutraliser un monstrueux canon qu’un marchand d’armes véreux, nostalgique de la gloire guerrière du Japon, veut charger d’obus à tête nucléaire pour imposer ses volontés au petit pays; l’auteur de la série, Jean Leloup, qui compte maintenant 26 albums a créé tout un univers futuriste et utopique qui mène ses personnages jusqu’aux confins de l’univers dans monde de Vinéa peuplé d’une civilisation d’êtres à la peau bleue à la technologie extrêmement sophistiquée . À Berri-UQÀM, c’est la ruée comme des douzaines de fois chaque matin; Micheline s’efforce de descendre et monter les escaliers, à pied chaque matin et après-midi : elle cherche à perdre un peu de poids et ces exercices quotidiens s’ajoute à son régime Weight Watchers pour aller prendre le métro de la ligne orange vers le nord de la ville; une jeune femme tire une poussette où se trouve son petit garçon, Antoine, né il y a sept mois et onze jours.
Devant l’écran de son ordinateur, Track est satisfait; la journée commence bien. Il peut maintenant ouvrir son compte Facebook.


1 commentaire:

  1. La technique d’écriture fait penser à l’automatisme. Reste à savoir où mène le parcours.
    Merci,
    André

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