lundi 3 novembre 2014

Marie-Marthe a un cancer

                À l’université, Marie-Marthe avait fait comme bien d’autres avant elle et bien d’autres après elle : elle avait commencé des études en psychologie puis avait dévié vers l’enseignement parce qu’elle avait trouvé les études en psycho trop rigides, trop académiques, trop désincarnées. Elle, elle voulait surtout aider les autres, travailler avec les gens. Et quand elle avait fait ses stages, elle s’était aperçu qu’elle aimait ça travailler avec les enfants.
À son premier poste, dans une école de Ville-Émard, une banlieue peu favorisée de Montréal, on lui avait confié une classe de deuxième année. Elle avait devant elle vingt-quatre bout d’choux, à qui elle faisait croître les apprentissages, à qui elle apprenait à lire et à compter; elle leur faisait découvrir tant les rudiments de la langue française, les mots, les syllabes, que les quatre opérations mathématiques; elle leur donnait leurs premiers notions de géographie, et les grands principes du cours d’enseignement éthique et culture religieuse. Elle aimait les voir progresser; elle était fière d’elle.
Marie-Marthe s’était acheté une voiture, une petite maison et les meubles pour la remplir dont un vélo d’exercice dont elle ne se servait pratiquement jamais. Elle avait aussi des étagères pleines de livres. Les fins de semaine, elle sortait avec des amies avec qui elle prenait quelques bières et quelques joints. Elle avait eu des amants, périodiquement et temporairement. Celui qu’elle avait gardé le plus longtemps, c’était François, le père célibataire en garde partagée de l’un de ses élèves, Pascal, un mignon petit garçon. Il était écrivain amateur, musicien de talent, végétarien, pacifiste, militant de gauche et écologiste convaincu. Ça avait duré presque une année complète. Il était venu à la rencontre avec les parents en automne et ils étaient tous les deux tombés sous le charme de l’autre. Ils avaient projeté de partir en vacances les trois ensemble dans les Maritimes en camping pendant les vacances estivales. Mais à la fin juin, il avait fait une dépression dont il ne s’était pas bien remis.
                Elle l’avait bien regretté. Et Marie-Marthe avait poursuivi son train-train quotidien d’enseignante au primaire, semaine après semaine, se dévouant pour des cohortes d’enfants sans jamais ressentir l’envie d’en avoir elle-même. Elle profitait de ces longues vacances pour voyager. Elle était allée en France, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Islande. Un été, elle avait voulu voir l’Australie. Elle passait une semaine par année, chez ses parents en Abitibi, qui se faisait vieux mais qui ne voulaient pas quitter Malartic. Une année, à Noël, elle avait invité toutes ses amies dans un chalet qu’elle avait loué dans les Laurentides pas très loin d’un centre de ski. Ça lui avait coûté une petite fortune, mais elles s’étaient bien amusées.
                Un peu après avoir le cap de la trentaine, c’est le choc : un matin en prenant sa douche, en se préparant pour aller à l’école, Marie-Marthe sent une petite boursouflure sur le côté de son sein gauche. Toute la journée elle est inquiète; pour le faire exprès, les enfants sont plus turbulents que d’habitude. Sur l’heure du midi, elle téléphone pour prendre rendez-vous… dans deux semaines ! Deux semaines à se faire du mauvais sang, deux semaines à stresser !
Elle a toujours fait ses auto-inspections routinières, explique-t-elle au médecin, qui examine ses seins sous toutes les coutures. Il l’envoie passer une mammographie : encore six semaines de plus à s’inquiéter ! C’est la première fois qu’elle passe une mammographie. La technicienne essaye tant bien que mal de la mettre à l’aise lui expliquant ce qu’est la nouvelle technologie numérique, CR. Les résultats lui seront communiqués par son médecin. Un autre mois d’attente. Ce jour-là, peut-être que son médecin est pressé, peut-être a-t-il eu une mauvaise journée, mais c’est presque brutalement qu’il lui annonce le diagnostic de cancer. Elle doit se faire opérer de toute urgence.
Marie-Marthe entend le médecin lui dire qu’elle devra passer une biopsie pour qu’on soit vraiment sûr, et lui signe une ordonnance. La biopsie est un examen envahissant, on lui fait un prélèvement avec une assez grosse aiguille. L’attente des résultats de la biopsie est très angoissante. C’est le premier été depuis longtemps où Marie-Marthe ne fera pas de voyage. Elle réfléchit plutôt à tout ça, assise sur le balcon de sa maison, se disant que la vie est injuste et fragile. Devrait-elle appeler sa mère ? Pourra-t-elle recommencer à enseigner en septembre. Elle a déjà demandé un congé de maladie d’un mois qu’elle devra certainement renouveler. Que se passerait-il s’il lui arrivait quelque chose ?  
Le médecin qui a étudié les résultats de la biopsie a conclu à un cancer de type carcinome lobulaire infiltrant. Elle devra vivre avec un sein en moins. Une mastectomie !
Encore un autre mois d’attente avant son hospitalisation. L’opération se passe bien. Personne ne vient la voir car finalement elle ne l’a dit à personne; sa voisine s’occupera de nourrir son chat, d’arroser ses plantes, de ramasser le courrier.
Le chirurgien vient la voir dans sa chambre le lendemain même, le sourire fendu jusqu’aux oreilles. Elle a bien fait ça. On va faire des analyses. Elle devra prendre des médicaments pendant quelques mois. Quand ce sera cicatrisé, on lui prendra des mesures pour une prothèse. Et pendant les prochains jours ce sera le médecin de gare qui s’occupera d’elle.
                Marie-Marthe devra apprendre à vivre avec un seul sein, comme une demi-femme. Elle dort mal; elle fait des régulièrement des cauchemars. Prendre une douche est un véritablement calvaire. Elle pleure et pleure sans pouvoir s’arrêter. Regarder sa cicatrice est une torture morale à la limite du supportable. À son retour au travail, en novembre, elle sent qu’il y a quelque chose d brisé en elle. Elle essaye tant bien que mal de garder son naturel avec les enfants, mais que les journées lui semblent longue ! Ses collègues remarquent bien qu’elle est différente. Mais elle n’ose pas parler de ce qui lui est arrivé, de ce qu’elle est devenue. Juste une fois, après les heures de classe, en larmes, elle se confie à sa directrice. Elle ne sort plus avec ses copines d’ailleurs la plupart d’entre elles sont maintenant en couple et ont des enfants. Pour Marie-Marthe, c’est fini l’amour, fini la vie; elle n’osera plus draguer comme avant. Quel homme voudra d’elle ? Quel homme la désirera ? Quel homme la regardera dans l’état où elle est ?
 Deux années passent. Marie-Marthe a fini par le dire à ses parents. Elle s’étiole et ils se désolent sans rien pouvoir faire.
Jusqu’au jour où Marie-Marthe reçoit une de lettre la convoquant à l’hôpital.
                -Qu’est-ce qu’il y a ? On m’a découvert un deuxième cancer ?
                Non, ce n’est pas ça; c’est pire, pire que tout ce que Marie-Marthe pouvait imaginer : elle n’avait pas de cancer, on lui a fait l’ablation du sein pour rien. Selon une analyse de l’Institut national de santé publique du Québec la technologie CR fait considérablement grimper les taux de faux tests positifs. On imagine même une hausse de 25% de faux diagnostics positifs par rapport à 3% auparavant. Plus cinq mille femmes au total depuis l’introduction de cette nouvelle technologie.
                Et la biopsie ? Cette nouvelle, il y a un mois, dans le journal lui était passée complètement sous le nez; celle de ce médecin, un oncologue, qui n’aurait pas fait son travail de façon professionnelle. L’ordre des médecins spécialistes a demandé que des centaines de rapports d’autant de patientes soient revus par des confrères. Sa biopsie aurait du être évaluée le docteur Hareguy celui qui n’a pas bien fait son travail; en fait, il n’a pas fait son travail et il a rempli des faux rapports totalement erronée; elles sont 228 femmes dans le même cas.


2 commentaires:

  1. David,
    Merci de m'avoir rappelé que tu écris toujours.
    J'ai bien aimé ton histoire de Marie-Marthe, mais je trouve que ça se termine curieusement et abruptement.
    Continue, tu vas arriver à remplir ton contrat de 52 nouvelles en un an.
    Normand

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  2. J'aurais aimé que l'histoire continue: comment réagit cette femme après la nouvelle? espoir ou désespoir ?
    Dominique

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