lundi 19 janvier 2015

Le crime du dimanche des Rameaux

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Ce dimanche matin-là, qui était le Dimanche des Rameaux, la célébration de l’entrée de Jésus à Jérusalem sous les vivas et les acclamations d’une foule délirante et la réprobation mal contenue des pharisiens et qui marque dans la liturgie chrétienne le début de la Semaine sainte, Agathe Desjardins était arrivée tôt à l’église Saint-Luc de Noyan; comme à chaque dimanche matin, beau temps, mauvais temps. Agathe était l’organiste, c’est elle qui faisait chanter la congrégation; c’était un rôle important, primordial même, et elle le savait. Qui d’autre aurait bien pu jouer à sa place ? Il y avait bien la petite Odette Cusson, l’une de ses anciennes élèves qui la remplaçait les quelques fois où elle devait s’absenter. Agathe était aussi professeure de musique, de piano. Elle habitait une grande maison blanche avec son mari à la retraite du gouvernement. Ils avaient deux filles à Ottawa, l’une qui y vivait, l’autre qui y étudiait. Pendant longtemps, son père avait habité avec eux mais il était mort il y a deux ans, à l’âge très vénérable de quatre-vingt-dix-huit ans.
Agathe se souvenait quand les hommes du village, dont son père, avaient bâti l’église Saint-Luc de Noyan. La première chapelle qui datait de la fondation même du village, en 1875, avait été rénovée et agrandie trois ou quatre fois mais, il y a soixante ans cette année le village avait vraiment eu besoin d’une nouvelle église. L’autre était devenue trop vieille et vraiment trop petite. Le moulin avait fourni le bois à moitié prix, et tout le monde s’y était mis. Les hommes avaient coulé les fondations, scié, cloué, monté la charpente; ils avaient installé les portes et les fenêtres; finalement on avait terminé avec le clocher. Les bons menuisiers avec fabriqué la chaire, les bancs, ajouté les moulures. Puis on avait peint l’édifice. Les gens du village avaient choisi ensemble l’ameublement, les tapis, les ornementations. Le synode avait offert les « vitraux », en fait les vitres peintes, qui représentaient quatre paraboles de l’évangile de Luc : Le Bon Samaritain, Le Fils Prodigue, La Brebis perdue et Le Semeur. C’était celle du Bon Samaritain que préférait Agathe. Peut-être parce que c’était celle qu’elle voyait le mieux de son poste, mais aussi parce qu’elle voyait dans cette scène de compassion, un homme exclus qui prend soin de son prochain blessé, qui avait été assailli par des méchants anonymes et laissé pour mort, en le chargeant sur son âne, elle voyait donc dans cette scène toute la bonté et la compassion du monde, l’idéal de la vie chrétienne et de la vie tout court. Quand les sermons du pasteur étaient un peu long, c’est ça qu’elle regardait et qui lui faisait du bien. Le consistoire d’Ottawa, lui, avait offert, lors de l’inauguration de la nouvelle église, à la petite communauté en croissance, un harmonium à pédale, une vraie merveille ! Agathe avait alors dix ans. Sa mère, qui était une femme de la ville que son père avait marié de retour de la guerre en Europe (il disait que c’était l’infirmière qui l’avait amoureusement soigné, et elle ne contredisait pas), sa mère avait joué quelques années, mais avec huit enfants et la maison à entretenir, elle n’avait pas le temps de répéter beaucoup… Ainsi, depuis l’âge de quinze ans, Agathe s’était mise au clavier. Elle s’était émerveillée devant les sons majestueux, envoutants, enchanteurs, presque divins qui sortaient de cet instrument. Elle avait appris à connaître les différentes subtilités des jeux et à profiter au maximum de toutes les capacités et les sonorités de l’instrument. Activer les pédales, les manettes de forte, les jeux et le touches tout à la fois lui était devenu naturel, comme une seconde nature. Puis dans les années soixante-dix, la paroisse avait acheté un orgue électrique Hammond, qui sonnait comme un troupeau de casseroles fêlées et Aline avait bien du s’y résoudre.
Elle en avait vu des pasteurs. Ah, ça oui ! Elle en était rendue à son numéro quatorze avec Sébastien Saint-Cyr. Déjà presqu’un an qu’il était là et elle ne savait que penser de lui. Certes il connaissait bien la musique ce jeune-là, il jouait de la guitare; certes il avait une belle voix et il chantait juste, ce qui n’était pas le cas de son prédécesseur, monsieur Doyon, qui chantait faux et fort et qui n’avait aucune oreille. Mais au moins, le pasteur Doyon la lassait jouer à son rythme. Non ce qui dérangeait Aline Desjardins chez Sébastien Saint-Cyr, c’était toutes ces nouveautés, ces nouveaux chants modernes – rythmés ! syncopés !! – qu’il s’était mis en tête de vouloir faire apprendre aux gens de la paroisse. Il voulait « rafraîchir » la liturgie ! On aimait mieux les bons vieux cantiques à Noyan, Aline le savait. Il avait même voulu se débarrasser des Chants évangéliques pour faire venir un nouveau recueil. Heureusement que le conseil de paroisse avait dit non sous le prétexte que les finances ne le permettaient pas.
Sébastien Saint-Cyr lui téléphonait toujours le mercredi ou des fois le jeudi pour lui dire quels chants il avait choisi pour le dimanche suivant. Elle avait quelques jours pour répéter, mais on chantait les mêmes cantiques depuis cinquante ans, alors elle les connaissait pas mal tous par cœur. Parfois il venait chez elle lui montrer un répons ou une antienne, mais décidément ça n’entrait pas. Une fois, il y a deux mois, il avait voulu lui faire jouer « Qu’il ami fidèle et tendre… » deux fois plus vite que de coutume sous prétexte que c’était un chant d’espérance et non d’enterrement, et ça l’avait rendue malade. Elle n’était allée à l’église le dimanche suivant et la jeune Odette avait du jouer à sa place à pied levé. Dans la semaine, le pasteur St-Cyr était venu lui faire ses excuses chez elle, et elle avait les avait acceptées; mais elle avait ajouté qu’elle allait prendre sa retraite à la fin du printemps. Elle jouerait jusqu’à la Pentecôte, et après ça, ce serait fini. Elle deviendrait simple paroissienne.
Agathe arrivait dont tôt le matin au moins une heure avant le début du culte; ce n’était pas tellement parce qu’elle devait répéter, mais parce qu’elle aimait bien accompagner l’entrée des paroissiens d’un fond musical. Elle trouait que ça mettait de l’ambiance. Monsieur Besson aussi est là, l’homme à tout faire, qui fait sa routine : ouvrir les portes, mettre le chauffage en hiver, ouvrir les fenêtres en été, balayer le parvis, mettre les numéros des cantiques sur le tableau, puis sonner la cloche pour appeler les fidèles.
Ce matin-là, monsieur Laurent Groulx, le président du Conseil de paroisse arrive presque en même temps qu’elle. Laurent Groulx est un peu comme le responsable en chef des affaires de la paroisse. Il gère l’église depuis trois décennies, et il sait comment faire. Aucune décision ne se prend sans lui. Il en veut au consistoire qui a imposé ce nouveau pasteur à l’église Saint-Luc, sans que la paroisse ne soit impliquée. C’est vrai qu’elle s’était mise sur la liste des placements, mais quand même… Il s’est juré qu’on le reprendrait plus. Les premières réunions du Conseil de paroisse ont été laborieuses parce que le nouveau pasteur remettait sans cesse en question les manières de faire. Il paraît qu’il fallait suivre les procédures et les politiques de l’Église qu’il disait. Il avait même voulu organiser des élections à l’Assemblée annuelle pour nommer les responsables aux divers postes. On avait du faire appel au comité de supervision du consistoire pour négocier et arrondir les coins. Laurent Groulx n’aimait juste pas qu’on lui dise quoi faire. Même s’il y a une trésorière, madame Aline Auclair, c’est lui qui a la main mise sur le corde la bourse. Il est aussi président du comité des fédéi-commissaires, chargés de gérés les fonds et les placements.
À soixante-cinq ans il est presque complètement chauve, mais il se garde en forme en allant jouer au golf plusieurs fois par semaines au Club de Notre-Dame-de-la-Croix. L’hiver il passe trois ou autre mois en Floride avec sa femme Amanda, mais il téléphone régulièrement  à ses comparses du Conseil pour se tenir au courant. Il échange quelques mots avec Raymond Besson. Il fait un signe de tête à Agathe.
-Bonjour Laurent. Est-ce qu’il y a quelque chose qui ne va pas ?
-Non, non, ça va. Tout va très bien. Je suis juste venu voir si tout est correct. Aujourd’hui c’est un dimanche un peu spécial.
-C’est surtout la semaine prochaine que ça va être spéciale.
Agathe sait bien que Pâques, la plus grande fête de l’année chrétienne, la sainte-cène; aujourd’hui, dimanche de Rameaux, il y aura bien une procession des enfants avec des simili-branches de palmiers mais pas trop de remue-ménage. On chantera « Hosanna ! Béni soit ce Sauveur débonnaire… » un des ses cantiques préférés. Agathe voit Laurent Groulx sortir d’un pas rapide sur le perron, puis regarder à droite en direction du cimetière, puis à gauche en direction du presbytère, comme s’il attendait quelqu’un.
« Laurent Groulx a l’air bien nerveux, ce matin », pense Agathe.
Généralement, le pasteur arrive vers dix heures, une demi-heure avant le culte. Il dit bonjour aux uns et autres; il installe ces papiers sur la chaire; il regarde si tout est en place; il y a souvent des détails qu’il faut régler à la dernière minute. Sébastien Saint-Cyr aime bien accueillir les gens qui arrivent à l’église; il a un bon mot pour chaque personne. Ce matin, les jeunes familles avec les enfants qui doivent participer à la procession arrivent un peu plu tôt.
Agathe regarde sa montre : dix heures et quart et toujours rien ! Peut-être que le pasteur Saint-Cyr a encore fait la fête hier soir et qu’il n’arrive pas à se réveiller. Elle échange un regard interrogateur avec Aline Auclair la trésorière. Le stationnement de même que l’église se remplissent. Deux hommes s’échangent des propos grivois et pouffent de rire : « Il doit faire de trop beaux rêves. »
Dix heures vingt. Voila les deux jeunes Monika et Sandra avec leur mère; les deux familles Besson avec leurs bébés. Nancy Fournier est arrivée aussi. Les jumelles Godin. Les plus âgés sont à leur place habituelle : madame Demeritt, la vieille madame Dagenais, monsieur Prohon qui parle tout seul.
Laurent Groulx est en conciliabule avec quelques membres du Conseil.
Finalement, à dix heures et demie, les gens sont inquiets; ils se doutent qu’il se passe quelque chose. Laurent Groulx prend une décision : il demande à Bertrand Joliat, l’un des membres du Conseil, de venir avec lui; il faut tirer les choses au clair. On les voit traverser le terrain alors qu’ils vont sonner à la porte du presbytère. Pas de réponse. Laurent Groulx sonne à nouveau, tandis que Bertrand Joliat essaye de regarder par une des fenêtres du salon. Le président du Conseil sort sa clé et ils entrent dans le presbytère.
-Pasteur Sébastien, êtes-vous là ? les entend-on crier.
Quelques instants plus tard, Bertrand Joliat revient à toute vitesse vers l’église, affolé; c’est la consternation.
-Vite ! Appelez une ambulance ! Vite ! Et appelez la police ! Le pasteur s’est tué !


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