mardi 18 avril 2017

Un lieu de repos
Chapitre 3

Paul Quesnel regarde travailler son équipe à la recherche du moindre indice : traces de pas, marques de chaussure, empreintes de doigt, ou tout autre petits détails… Même si plusieurs heures se sont déjà écoulées depuis les événements (entre dix et quatorze, selon une première estimation, mais il faudra attendre les autopsies pour plus de précision), on s’affaire à ramasser le moindre petit objet, morceau de papier, capsule de bouteille, mégot de cigarette. C’est fou ce que peut révéler un simple papier mouchoir négligemment jeté : les gens ne s’en doutent pas mais il fournira d’excellentes traces d’ADAN. On passe on peigne fin toute la scène du crime et aux alentours… ou plutôt la scène des crimes, devrait-on dire. Car, de fait, tout ce que Paul a pour l’instant, ce sont deux personnes mortes affalées l’une sur l’autre sur un banc. S’agit-il d’un double suicide ? D’un meurtre suivi d’un suicide ? S’agirait-il d’un double meurtre par une tierce personne ? Est-ce que ces deux personnes, un homme et une femme, formaient un couple ? Étaient-elles venues ensemble au monastère des sœurs SNMJ ? S’étaient-elles rencontrées ici même ? Ni l’une ni l’autre ne portait ses papiers d’identité. Sébastien Vallières-Riendeau prend des photos sous tous les angles : d’en haut d’en bas, de profil, de loin, de près; il prend des gros plans des deux personnes et de leurs blessures, de l’arme qui git par terre; il prend une vue panoramique « à 360 degrés » comme il faut dire selon les nouvelles tendances technologiques, de l’ensemble du lieu.
Derrière les cordons de sécurité, la foule de curieux commence à grossir; des gens de la place, peut-être quelques touristes. Ça lui faisait tout drôle de se retrouver ici. Plaisance était son village natal. À l’époque à la fin des années 1950, il était courant que les femmes accouchent à la maison. Il y avait bien un hôpital à Buckingham, mais en ces années-là, Buckingham était encore une vile d’ « Anglais », celle tout d’abord de riches Britanniques puis d’aussi riches Américains venus faire (davantage) fortune dans l’exploitation agricole; ce n’est qu’à la moitié de années 1970, avec la fusion avec les villages voisins de Masson, Ange-Gardien, Notre-Dame-de-la-Salette, ainsi l’addition des municipalités du Canton de Buckingham, de Buckingham-Sud-Ouest et de Buckingham-Ouest que les choses vont véritablement changer. Petite note en passant, cinq plus tard, insatisfaites et mécontentes des arrangements administratifs résultant de cette fusion, plusieurs anciennes municipalités font s’en détacher pour former la ville de Masson-Angers. Les petites gens de Plaisance pouvaient toujours aller à Gatineau pour recevoir des soins médicaux, mais les déplacements n’étaient pas faciles et les soins étaient chers. De Plaisance, Paul était parti étudier dans la grande ville de Gatineau, qui à cette époque s’appelait Hull.
Paul connaissait l’existence du monastère des SNMJ, mais comme leur mission était de s’occuper principalement de l’éducation des filles, il n’avait pas eu à les fréquenter. Avant même de partir étudier, il ne fréquentait déjà plus l’église. Depuis trente ans il n’y était allé qu’une seule fois… pour se marier avec Monique. Il s’était rencontré pendant qu’il faisait un stage à Sherbrooke, mais leur union n’avait pas duré très longtemps. Paul savait qu’il n’avait ni été un bon mari ni un « père parfait ». Son travail passait avant tout, il le savait. Il s’était laissé « accaparé » entièrement pas son métier de policier, et donc… Lui et Monique avait divorcé alors que les enfants, Roxanne, Alexandre et Xavier. Mais même en tant que père célibataire à temps partiel, il était souvent absent. Avec le temps, les enfants avaient pu se garder tous seuls et Roxanne la grande sœur s’occupait très bien de ses deux jeunes frères.
Sa fille avait décidé sans aucun signe avant-coureur, et sans aucune justification, de suivre ses traces et de devenir officière de police, et Paul en avait été profondément bouleversé. Il avait commencé à la considérer autrement, quelque chose comme une vraie personne, comme une femme de grand potentiel.
Paul aurait plusieurs la possibilité de terminer sa carrière dans une grande ville comme Montréal ou Québec, mais il était bien où il était, dans le poste qu’il occupait depuis bientôt vingt-et-un ans, celui de Directeur du poste de la Sureté du Québec de Papineauville. C’était son coin de pays. Il avait trouvé une maison ancienne une dizaine d’années auparavant située entre Papineauville et Plaisance et il l’avait achetée, avec les bâtiments de ferme qui restaient, du fils d’un vieil homme qui venait de mourir qui habitait, le fils, en ville et qui n’avait aucune envie de vivre à la campagne. Les enfants, qui étaient alors adolescents, n’en avaient pas voulu croyant que ce n’était qu’une ruine. C’est vrai qu’il avait dî faire une bien des rénovations. Mais c’était surtout pour la vue imprenable qu’il avait sur l’Outaouais, qu’il l’avait acquise. Même les enfants avaient finalement reconnu, que c’était « pas mal comme point de vue ».  Les deux fils travaillaient dans le domaine minier, l’un en Alberta et l’autre en Abitibi. Alexandre, avait étudié en géologie et à la fin de ses études, était parti dans l’ouest tenter sa chance. Xavier, avait fini son CEGEP et s’était fait engagé par Postes Canada. Il avait alors rencontré, dans un bar, une fille de l’Abitibi qui étudiait en médecine dentaire, et il était maintenant facteur à Rouyn-Noranda. Pour l’instant, ils n’avaient pas d’enfants, mais peut-être cela viendrait bientôt. Ferait-il un bon grand-père?  Paul n’en avait aucune idée.
Quand il avait rebroussé chemin pour revenir vers Plaisance après l’appel radio lui signalant la possibilité de deux morts suspectes dans son patelin, bien des souvenirs d’enfance lui étaient revenus en mémoire : la cuisine de la maison familiale dans laquelle trônait un immense poêle à bois dont se servait sa mère pour préparer les repas; la patinoire sur l’étang gelé en arrière de la maison que son père préparait chaque hiver; l’école du village et les épiques parties de « tag » pendant les périodes de récréation; la jolie petite Lyne Deschamps qui avait été son premier amour, avec qui il avait échangé un premier baiser… Il se souvenait vaguement des SNJM; bien sûr on les croisait dans le village, à l’épicerie, au marché, sur le parvis de l’église, mais avec les garçons de son âge, il cachait derrière les poteaux de téléphone pour, en catimini, les traiter, injure suprême qui faisait exploser leur taux d’adrénaline, de « pisseuses ».
Quand il était revenu dans la région, il avait été très surpris des changements. Les sœurs avaient abandonné leur costume blanc et gris depuis longtemps; discrètes, posées, aimables, elles se fondaient dans la population. Elles passaient inaperçues, mais elles étaient toujours là est leur « charisme » avait évolué : elles avaient abandonné l’éducation des jeunes filles, pour offrir des séjours de ressourcement et de guérison de soi dans un lieu calme, tranquille, beau, bien aménagé et propice à réflexion et à la méditation. En arrivant, Paul s’était dit qu’en fait il n’était jamais allé dans leurs jardins, transformés aujourd’hui en Sentier des pèlerins, et qu’il y entrait pour la première fois. Cette région a encore bien des secrets à découvrir. Pendant quelques instants furtifs, il a regretté d’avoir tant de préjugés.
Paul se tourne vers sœur Gisèle. Il ne la connaît pas, il ne l’a jamais vue. Elle s’est présentée aux policiers comme la responsable de la communauté. Elle est vêtue d’une robe aux coloris simple, sur laquelle elle a passé une veste en laine.
-Sœur Gisèle, je suis Paul Quesnel, directeur du poste de la Sureté du Québec…
-Oui, je vous connais…
-Ah oui ?
-Les religieuses lisent les journaux, vous savez, et regarde les informations à la télévision; quand il arrive quelque chose de grave dans la région, c’est vous que l’on voit.
-C’est vrai…
-On voit aussi votre fille, Roxanne Quesnel-Ayotte; c’est votre fille n’est-ce pas ?
-Oui, en effet.
-Elle n’est pas avec vous ?
-Non; elle est en congé, pour la semaine. Les policiers aussi prennent de vacances... Mais, laissons ça si vous le voulez bien sœur Gisèle; je voudrais vous poser quelques questions.
-Oui, je m’en doute.
-Pouvons-nous aller dans un lieu plus tranquille.
-Oui; suivez-moi.
Sœur Gisèle mène Paul jusqu’au bâtiment principal du monastère. Chemin faisant, Paul observe le sinueux parcours.
-Nous avons aménagé ce Sentier des pèlerins, il y a un peu plus de vingt ans. Nous avions décidé de modifier notre engagement et nous avons trouvé que ce qui était noter jardin était l’un de nos bons atouts. Au début, ces jardins avaient pensé pour notre la communauté seulement; les sœurs pouvaient venir y méditer quand elles le voulaient. Mais avec la diminution du nombre de religieuses dans notre communauté et aussi à cause de nos âges qui augmentent, les jardins étaient de moins en moins utilisés. Alors dans le changement de vocation de notre monastère en Centre de repos et de ressourcement, nous l’avons transformé en Sentier des pèlerins… le succès a été immédiat. Il est vite devenu très populaire auprès des participants du Centre; il est très apprécié aussi par la population de Plaisance.
-Oui, c’est très joli…
-Hmm… L’originalité de ce sentier est qu’il reprend la forme ancienne du chemin de croix, qui est lui-même une forme spécifique de pèlerinage, pour l’incorporer complètement dans le milieu naturel. Voyez-vous, au lieu de modifier l’environnement et lui imposer un parcours de chemin de croix, nous avons laissé le milieu naturel nous dicter ce que devait être un chemin de méditation.
-Je crois que je comprends…
-Entrez, s’il vous plaît…
Sœur Gisèle a ouvert un porte secondaire du monastère et conduit Paul vers un petit bureau, qui est probablement le sien. Il y a une table de travail, un ordinateur, un téléphone, avec en arrière des étagères pleines de livres. L’invitant à s’assoir, elle reprend le fil de ses pensées :

-Cette communion avec la nature, c’est ce dont voulaient profiter ces deux pauvres personnes. Ils venaient ici régulièrement, Madeleine Chaput et Antoine Meilleur. Ils venaient retrouver un peu de paix… de paix à l’âme… car ils en avaient point besoin. Tous les deux ont eu des vies difficiles; tous les deux étaient passés par bien des épreuves. Et ils commençaient enfin à s’en sortir.

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