Un lieu de repos
Chapitre 3
Paul Quesnel regarde travailler son équipe à la recherche du moindre
indice : traces de pas, marques de chaussure, empreintes de doigt, ou tout
autre petits détails… Même si plusieurs heures se sont déjà écoulées depuis les
événements (entre dix et quatorze, selon une première estimation, mais il
faudra attendre les autopsies pour plus de précision), on s’affaire à ramasser
le moindre petit objet, morceau de papier, capsule de bouteille, mégot de
cigarette. C’est fou ce que peut révéler un simple papier mouchoir négligemment
jeté : les gens ne s’en doutent pas mais il fournira d’excellentes traces
d’ADAN. On passe on peigne fin toute la scène du crime et aux alentours… ou
plutôt la scène des crimes, devrait-on dire. Car, de fait, tout ce que Paul a
pour l’instant, ce sont deux personnes mortes affalées l’une sur l’autre sur un
banc. S’agit-il d’un double suicide ? D’un meurtre suivi d’un suicide ? S’agirait-il
d’un double meurtre par une tierce personne ? Est-ce que ces deux personnes, un
homme et une femme, formaient un couple ? Étaient-elles venues ensemble au
monastère des sœurs SNMJ ? S’étaient-elles rencontrées ici même ? Ni l’une ni l’autre
ne portait ses papiers d’identité. Sébastien Vallières-Riendeau prend des
photos sous tous les angles : d’en haut d’en bas, de profil, de loin, de
près; il prend des gros plans des deux personnes et de leurs blessures, de l’arme
qui git par terre; il prend une vue panoramique « à 360 degrés » comme
il faut dire selon les nouvelles tendances technologiques, de l’ensemble du
lieu.
Derrière les cordons de sécurité, la foule de curieux commence à grossir;
des gens de la place, peut-être quelques touristes. Ça lui faisait tout drôle
de se retrouver ici. Plaisance était son village natal. À l’époque à la fin des
années 1950, il était courant que les femmes accouchent à la maison. Il y avait
bien un hôpital à Buckingham, mais en ces années-là, Buckingham était
encore une vile d’ « Anglais », celle tout d’abord de riches
Britanniques puis d’aussi riches Américains venus faire (davantage) fortune
dans l’exploitation agricole; ce n’est qu’à la moitié de années 1970, avec la
fusion avec les villages voisins de Masson, Ange-Gardien, Notre-Dame-de-la-Salette,
ainsi l’addition des municipalités du Canton de Buckingham, de Buckingham-Sud-Ouest
et de Buckingham-Ouest que les choses vont véritablement changer. Petite note
en passant, cinq plus tard, insatisfaites et mécontentes des arrangements
administratifs résultant de cette fusion, plusieurs anciennes municipalités
font s’en détacher pour former la ville de Masson-Angers. Les petites gens de
Plaisance pouvaient toujours aller à Gatineau pour recevoir des soins médicaux,
mais les déplacements n’étaient pas faciles et les soins étaient chers. De Plaisance,
Paul était parti étudier dans la grande ville de Gatineau, qui à cette
époque s’appelait Hull.
Paul connaissait l’existence du monastère des SNMJ,
mais comme leur mission était de s’occuper principalement de l’éducation des
filles, il n’avait pas eu à les fréquenter. Avant même de partir étudier, il ne
fréquentait déjà plus l’église. Depuis trente ans il n’y était allé qu’une
seule fois… pour se marier avec Monique. Il s’était rencontré pendant qu’il
faisait un stage à Sherbrooke, mais leur union n’avait pas duré très longtemps.
Paul savait qu’il n’avait ni été un bon mari ni un « père parfait ».
Son travail passait avant tout, il le savait. Il s’était laissé « accaparé »
entièrement pas son métier de policier, et donc… Lui et Monique avait divorcé
alors que les enfants, Roxanne, Alexandre et Xavier. Mais même en tant que père
célibataire à temps partiel, il était souvent absent. Avec le temps, les
enfants avaient pu se garder tous seuls et Roxanne la grande sœur s’occupait
très bien de ses deux jeunes frères.
Sa fille avait décidé sans aucun signe avant-coureur,
et sans aucune justification, de suivre ses traces et de devenir officière de
police, et Paul en avait été profondément bouleversé. Il avait commencé à la
considérer autrement, quelque chose comme une vraie personne, comme une femme
de grand potentiel.
Paul aurait plusieurs la possibilité de terminer sa carrière dans une
grande ville comme Montréal ou Québec, mais il était bien où il était, dans le
poste qu’il occupait depuis bientôt vingt-et-un ans, celui de Directeur du
poste de la Sureté du Québec de Papineauville. C’était son coin de pays. Il
avait trouvé une maison ancienne une dizaine d’années auparavant située entre
Papineauville et Plaisance et il l’avait achetée, avec les bâtiments de ferme
qui restaient, du fils d’un vieil homme qui venait de mourir qui habitait, le
fils, en ville et qui n’avait aucune envie de vivre à la campagne. Les enfants,
qui étaient alors adolescents, n’en avaient pas voulu croyant que ce n’était
qu’une ruine. C’est vrai qu’il avait dî faire une bien des rénovations. Mais c’était
surtout pour la vue imprenable qu’il avait sur l’Outaouais, qu’il l’avait
acquise. Même les enfants avaient finalement reconnu, que c’était « pas
mal comme point de vue ». Les deux
fils travaillaient dans le domaine minier, l’un en Alberta et l’autre en
Abitibi. Alexandre, avait étudié en géologie et à la fin de ses études, était
parti dans l’ouest tenter sa chance. Xavier, avait fini son CEGEP et s’était
fait engagé par Postes Canada. Il avait alors rencontré, dans un bar, une fille
de l’Abitibi qui étudiait en médecine dentaire, et il était maintenant facteur
à Rouyn-Noranda. Pour l’instant, ils n’avaient pas d’enfants, mais peut-être
cela viendrait bientôt. Ferait-il un bon grand-père? Paul n’en avait aucune idée.
Quand il avait rebroussé chemin pour revenir vers Plaisance après l’appel
radio lui signalant la possibilité de deux morts suspectes dans son patelin,
bien des souvenirs d’enfance lui étaient revenus en mémoire : la cuisine
de la maison familiale dans laquelle trônait un immense poêle à bois dont se
servait sa mère pour préparer les repas; la patinoire sur l’étang gelé en
arrière de la maison que son père préparait chaque hiver; l’école du village et
les épiques parties de « tag » pendant les périodes de récréation; la
jolie petite Lyne Deschamps qui avait été son premier amour, avec qui il avait
échangé un premier baiser… Il se souvenait vaguement des SNJM; bien sûr on les
croisait dans le village, à l’épicerie, au marché, sur le parvis de l’église,
mais avec les garçons de son âge, il cachait derrière les poteaux de téléphone
pour, en catimini, les traiter, injure suprême qui faisait exploser leur taux d’adrénaline,
de « pisseuses ».
Quand il était revenu dans la région, il avait été très surpris des
changements. Les sœurs avaient abandonné leur costume blanc et gris depuis
longtemps; discrètes, posées, aimables, elles se fondaient dans la population.
Elles passaient inaperçues, mais elles étaient toujours là est leur « charisme »
avait évolué : elles avaient abandonné l’éducation des jeunes filles, pour
offrir des séjours de ressourcement et de guérison de soi dans un lieu calme,
tranquille, beau, bien aménagé et propice à réflexion et à la méditation. En
arrivant, Paul s’était dit qu’en fait il n’était jamais allé dans leurs
jardins, transformés aujourd’hui en Sentier des
pèlerins, et qu’il y entrait pour la première fois. Cette région a encore bien des secrets à découvrir. Pendant
quelques instants furtifs, il a regretté d’avoir tant de préjugés.
Paul se tourne vers sœur Gisèle. Il ne la connaît pas, il ne l’a jamais
vue. Elle s’est présentée aux policiers comme la responsable de la communauté. Elle
est vêtue d’une robe aux coloris simple, sur laquelle elle a passé une veste en
laine.
-Sœur Gisèle, je suis Paul Quesnel, directeur du poste de la Sureté du
Québec…
-Oui, je vous connais…
-Ah oui ?
-Les religieuses lisent les journaux, vous savez, et regarde les
informations à la télévision; quand il arrive quelque chose de grave dans la
région, c’est vous que l’on voit.
-C’est vrai…
-On voit aussi votre fille, Roxanne Quesnel-Ayotte; c’est votre fille n’est-ce
pas ?
-Oui, en effet.
-Elle n’est pas avec vous ?
-Non; elle est en congé, pour la semaine. Les policiers aussi prennent
de vacances... Mais, laissons ça si vous le voulez bien sœur Gisèle; je
voudrais vous poser quelques questions.
-Oui, je m’en doute.
-Pouvons-nous aller dans un lieu plus tranquille.
-Oui; suivez-moi.
Sœur Gisèle mène Paul jusqu’au bâtiment principal du monastère. Chemin faisant,
Paul observe le sinueux parcours.
-Nous avons aménagé ce Sentier des pèlerins, il y a un peu plus de
vingt ans. Nous avions décidé de modifier notre engagement et nous avons trouvé
que ce qui était noter jardin était l’un de nos bons atouts. Au début, ces
jardins avaient pensé pour notre la communauté seulement; les sœurs pouvaient
venir y méditer quand elles le voulaient. Mais avec la diminution du nombre de
religieuses dans notre communauté et aussi à cause de nos âges qui augmentent,
les jardins étaient de moins en moins utilisés. Alors dans le changement de
vocation de notre monastère en Centre de repos et de ressourcement, nous l’avons
transformé en Sentier des pèlerins… le succès a été
immédiat. Il est vite devenu très populaire auprès des participants du Centre;
il est très apprécié aussi par la population de Plaisance.
-Oui, c’est
très joli…
-Hmm… L’originalité
de ce sentier est qu’il reprend la forme ancienne du chemin de croix, qui est
lui-même une forme spécifique de pèlerinage, pour l’incorporer complètement
dans le milieu naturel. Voyez-vous, au lieu de modifier l’environnement et lui
imposer un parcours de chemin de croix, nous avons laissé le milieu naturel
nous dicter ce que devait être un chemin de méditation.
-Je crois que je comprends…
-Entrez, s’il vous plaît…
Sœur Gisèle a ouvert un porte secondaire du monastère et conduit Paul
vers un petit bureau, qui est probablement le sien. Il y a une table de
travail, un ordinateur, un téléphone, avec en arrière des étagères pleines de
livres. L’invitant à s’assoir, elle reprend le fil de ses pensées :
-Cette communion avec la nature, c’est ce dont voulaient profiter ces
deux pauvres personnes. Ils venaient ici régulièrement, Madeleine Chaput et
Antoine Meilleur. Ils venaient retrouver un peu de paix… de paix à l’âme… car
ils en avaient point besoin. Tous les deux ont eu des vies difficiles; tous les
deux étaient passés par bien des épreuves. Et ils commençaient enfin à s’en
sortir.
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