mercredi 5 avril 2017

Un lieu de repos

David Fines

Chapitre 1

                On ne s’arrête pas sciemment dans la Vallée de la Petite-Nation, ou alors vraiment c’est exceptionnel. Déjà à l’époque de la vieille route, la 148, qui longe la rivière Outaouais sur son versant nord, sa rive gauche, d’Ottawa à Montréal, on la dépassait sans même s’en rendre compte, sans même y prêter attention. Le seul arrêt qui s’y mérite la moindre attention est le Château de Montebello, mais situé au bord même de l’Outaouais on ne se trouve déjà plus dans la vallée de la Petite-Nation.
On y voyait bien de la route 148 les indications pour la seule attraction touristique digne de ce nom de la région, la Chute-de-Plaisance, mais comme, à l’époque, il fallait pour s’y rendre emprunter une petite route secondaire, puis un chemin de terre, bien des visiteurs rebroussaient chemin. Et depuis que l’autoroute 50 permet de se rendre d’Ottawa à Montréal en moins de deux petites heures, alors cette vallée passe encore plus inaperçue. C’est bien dommage !
Bien dommage parce cette Vallée de la Petite-Nation révèlera bien des surprises à qui voudra bien s’y attarder et la parcourir tranquillement, en musardant au gré de ses langoureux côteaux et des aguichantes sinuosités de ses routes. Tout au nord, on pourra passer quelques jours au centre touristique du Lac Simon aux magnifiques paysages paisibles et retirés; puis et en descendant vers le dus on découvrira soit les restes d’une ancienne scierie qui a été en usage jusqu’au milieu du 20e siècle, ou encore les dernières ruines d’un moulin qui remontent à plus de deux cent ans; on pourra observer en automne, dans une réserve naturelle, près de Verly, une colonie de bernaches, c’est-à-dire, des oies du Canada; ou encore, on pourra s’arrêter, et y faire de savoureuses dégustations, chez des producteurs locaux, qui travaillent à petite échelle, de plus en plus nombreux, de produits du terroir : légumes en tous genres, petits fruits notamment les délicieux groseilles, cultures biologiques, boulangerie artisanale, micro-brassserie, petits restaurants-terrasses…
Et surtout, surtout, ce qui fait maintenant l’attrait de la région, c’est qu’elle se découvre maintenant extraordinairement bien en vélo. Le réseau des piste cyclables s’est considérablement amélioré depuis deux décennies. Plusieurs chemins de traverse et autres sentiers de chasse ont été réaménagés; de nombreux propriétaires ont accepté que les pistes cyclables traversent leurs terres aujourd’hui en friche. Nombreux sont les touristes, les amateurs de nature ou les photographes en tous genres qui parcourent ce réseau de pistes avec bonheur et délectation. Il est vrai qu’il est très particulier. Il n’est nullement plat comme le long et morne Petit-train-du-Nord, qui ne comprend pratiquement aucune dénivellation, ni accidenté comme l’Estrienne dans la région sud du Québec. Au contraire, on y monte et on y descend, on y grimpe et on y dévale, mais ce qui est extraordinaire, c’est que ce sont toujours de petites collines à la portée de tout le monde, à la mesure de tous les mollets. Et tout ça en pleine nature sauvage à travers forêts et bois; la région n’a pas encore été envahie par le développement domiciliaire comme les Laurentides, à qui personne n’envie les difformités, et ne le sera sans doute pas de sitôt, par ses presque banlieues uniformes et artificielles. On n’y retrouve que très peu de maisons d’été ou de nouvelles constructions. Quel calme ! Quelle paix ! Quel décor que l’on pourrait presque qualifier de « paradisiaque ».
Un groupe de six cyclistes quittait d’ailleurs ce matin-là Plaisance après avoir passé la nuit dans le petit ermitage des Sœurs des Saints noms de Jésus et de Marie. Les SNJM, comme elles se désignent communément, (heureusement pour nous !) étaient venues s’installer à Plaisance à la fin du 19e peu après la construction de l’église et de l’école.
L’histoire de Plaisance commence en 1805 avec Louis-Joseph Papineau, seigneur de la Petite-Nation (et comme il a déjà abondamment été question du personnage de Papineau dans la première histoire de Paul et Roxanne « Le crime du dimanche des Rameaux », que vous devez absolument lire si ce n’est pas déjà fait, on ne s’y attardera pas trop.) Disons seulement que c’est lorsqu’il demande qu’on lui construise une maison secondaire dans l’embouchure de la rivière petite-Nation que l’histoire de Plaisance débute.
Quelques autres habitations s’élèvent graduellement autour de celle de Papineau. La construction du chemin de fer en 1877 dans la Petite-Nation permet de construire la première gare dans le village voisin de North Nation Mills permettant ainsi à Plaisance de se développer. En effet, ceci a placé Plaisance comme poste intermédiaire entre North Nation Mills et l’intérieur de terres, ce qui entraîne la construction d’une route afin de transporter les produits de toutes nécessités.
Fidèle à leur mission, les SNJM étaient venues s’occuper de l’école et faire la classe aux enfants de l’agglomération naissante. Marie-Rose Durocher, la fondatrice des SNJM avait vouée sa vie à l’éducation. Marie-Rose Durocher était née sur terre à Saint-Antoine-sur-Richelieu en 1811. Elle a été femme de foi, femme bien incarnée, femme de tendresse et femme d’action. Très jeune, elle avait fait montre d’une empathie et d’un entregent qui étonnaient son entourage. À l’âge adulte, elle a beaucoup œuvré auprès des familles de son temps en vue de donner une éducation complète aux gens de son patelin et des villages voisins; elle portait une attention particulière aux femmes et aux enfants. Comme laïque, c’est-à-dire avant qu’elle ne devienne religieuse, comme chrétienne engagée, elle participera activement à la vie de sa paroisse et s’attardera surtout à visiter les pauvres de sa paroisse. Son dévouement sans faille et surtout la vie simple qu’elle mène suscite l’admiration de tous.
Constatant piteusement l'absence d’écoles en son temps, Eulalie Durocher désirait que toutes les jeunes filles des paroisses puissent recevoir une éducation vraiment chrétienne dans un couvent. Son évêque, Mgr Bourget l’écoutera attentivement et finalement se laissera convaincre. Il permet à Eulalie de réaliser son rêve. En 1843, Eulalie fonde avec deux compagnes, (Mélodie Dufresne et Henriette Céré), la Congrégation des Sœurs des SNJM à Longueuil. La Congrégation est reconnue civilement dès 1845. Sous le nom religieux de sœur Marie-Rose, elle se consacre à l’éducation, surtout religieuse, des enfants. Elle s’éteindra en octobre 1849 et sera béatifiée par le Page Jean-Paul II le 23 mai 1982.
À la mort de Mère Marie-Rose en 1849, six ans seulement après la fondation, trente religieuses œuvrent auprès de 384 élèves dans quatre établissements au Québec.  Dès 1859, douze religieuses sur soixante-douze sont envoyées en Oregon (ouest des États-Unis) pour œuvrer auprès des canadiens-français qui s'y trouvent. Et très vite viennent de nouvelles fondations : en Ontario (1864), dans l'État de New York (1865), en Californie (1868) et au Manitoba (1874).  Et ça n’arrêtera pas, car l’expansion se poursuit en dehors de l’Amérique du Nord : au Lesotho, Afrique (1931) et au Japon (1931-1940), au Brésil et au Pérou (1962), au Cameroun (1970-72) et en Haïti (1975).
Chacune de ces maisons met en valeur l’identité de SNJM qui se déploie selon trois vecteurs : une spiritualité centrée sur les Noms de Jésus et de Marie, une mission éducative à deux volets : l’éducation de la foi et un souci particulier pour les personnes pauvres et défavorisées et un style vie adapté aux engagements particuliers.
La maison de Plaisance ne déroge pas à ces principes. Pendant longtemps les sœurs s’étaient occupées de l’éducation des enfants du village et des environs, de même que le secours aux malades. Au moment où commence cette histoire, l’État du Québec a depuis longtemps pris en main le domaine de l’éducation. Les sœurs avaient donc commencé à ouvrir des cours d’éducation chrétienne à l’église, puis plus tard des sessions sur la croissance personnelle. Elles ne sont plus que cinq dans leur maison et depuis une dizaine d’années elles en ont ouvert les portes. Leur spiritualité est toujours inscrite en haut de la porte d’entrée de leur petit convent : « Je suis venu jeter le feu sur la terre et que désiré-je sinon qu’il s’allume », qui est, comme chacun sait, un verset tiré de l’évangile de Luc (chapitre 12, verset 49).
Leur couvent est devenu avec le temps un lieu de repos et de retraite reconnu dans la région. Si les sœurs ne donnent plus guère de sessions elles-mêmes, plusieurs organisations locales et bien des gens du coin y offrent leurs services : retraites spirituelles, temps d’intériorité, sessions de croissance personnelle, séjours de guérison émotionnelle et affective, cours de connaissance de soi, etc. Les SNJM mettent des salles à disposition de ces divers groupes qui viennent se ressources et offrent aux participants pour un prix raisonnable chambres à coucher et petit déjeuner.
Il est vrai que le lieu est on ne peut plus propice au recueillement et à la méditation. Silence, calme, tranquillité y règnent. Sans oublier que les beautés et les harmonies de la nature environnante élèvent le cœur et l’âme. Avec le temps, les SNJM ont aménagé sur leur terrain qui longe la rivière de la Petite-Nation, un assez long parcours pour de magnifiques promenades dans le calme; c’est un chemin de croix qui n’en a pas l’air, car les « stations » sont formées par des éléments naturels, des arbres, des rochers, une vieille souche, un bras de la rivière, un parterre de fleurs des champs…
Le groupe de six cyclistes qui quitte à l’instant au petit matin le couvent des SNJM, n’a participé à aucune des activités offertes au couvent. Il s’agit de trois couples d’amis qui font en vélo le parcours d’Ottawa à Montréal en une semaine à raison de cinquante à soixante kilomètres par jour. Plaisance a été leur troisième arrêt après le Parc-de-la-Gatineau et Masson-Angers. Ils enfourchent leurs bécanes, en vérifient les freins et les pneus, s’assurent que leurs bouteilles d’eau sont pleines…
Au moment de partir, ils décident de passer par le « chemin de croix » qu’ils n’ont pas pris le temps de voir à leur arriver hier soir. Il y a en effet, leur a dit sœur Madeleine, une petite sortie qui leur permet de rejoindre la route 321 et de là on est tout près de la piste cyclable. La seule recommandation que leur fait sœur Madeleine est de ne pas pédaler dans le parcours mais de le faire à pied. Ils l’apprécieront davantage ainsi.

Ainsi vont-ils, en admirant effectivement la beauté du lieu. Au moment de franchir le petit sentier sous les branches qui rejoint la route, l’une des femmes du groupe aperçoit quelque chose qui l’intrigue. Elle s’approche… et n’en croit pas ses yeux; elle pousse un grand cri : « Oh, mon Dieu ! C’est épouvantable ! Venez voir ! Vite ! »

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