mardi 10 octobre 2017

Un lieu de repos
Chapitre 23

Père et fille se retrouvaient donc avec un curieux problème : ils avaient sur les mains deux coupables qui s’auto-accusaient… chacun afin d’innocenter l’autre ! Roxanne avait reçu les aveux formels du frère Jean-Yves Galarneau au poste de la Sureté du Québec à Granby, et Paul avait reçu ceux tout aussi fermes de sœur Gisèle Saint-Germain au poste de la même Sureté du Québec à Papineauville.
-L’un des deux ment, c’est certain…
-Ou les deux…
Père et fille se parlaient par ordinateurs interposés à quelque 350 kilomètres de distance. Miguel del Potro, le chef-adjoint de Granby, qui avait apporté une contribution non-négligeable à l’enquête était assis à côté de Roxanne. Il ne voulait rien manquer de leur discussion. Père et fille avaient remis leur suspect numéro un respectif au cachot en attendant de pouvoir tirer tout cet imbroglio au clair; il leur fallait des réponses afin de pouvoir porter les bonnes accusations.
-Comment ça, les deux ?
-Écoute : nous avons pour l’instant deux scénarios; le premier concerne Jean-Yves Galarneau. On sait qu’il a passé une bonne partie de l’après-midi et de la soirée à Plaisance au centre de repos des sœurs SNMJ; il l’a avoué et sœur Gisèle l’a confirmé. On sait qu’au moment même où il s’en allait pour repartir à Granby, il a vu, dans son rétroviseur, sortir du centre des sœurs son ennemi juré Antoine Meilleur avec sa compagne Madeleine Chaput. Il a figé. Toute sa colère qui bouillonnait en lui et que sœur Gisèle avait réussi à calmer, toute sa rage le submergeait à nouveau.
-Je te suis. Il les a donc suivis des yeux et il a vite compris qu’ils allaient faire une marche au Sentier du Pèlerin. Alors, plutôt que de repartir vers Granby, il serait donc revenu par le petit chemin des Vallons qui longe le terrain des sœurs vers le nord. Il aurait stationné sa voiture près de la sortie retirée qu’il connaissait et qui donne sur la station 6; il se serait stationné et il aurait guetté l’homme et la femme en promenade. Quand il les aurait vus s’asseoir sur le banc de la station 6 il se serait approché soit pour les invectiver, pour avec la ferme intention de… faire un mauvais parti. Avait-il déjà en main le pistolet dont il s’est servi ou était-ce celui d’Antoine Meilleur ? D’une façon ou d’une autre il les a tués à bout portant et a essayé de faire passer ces meurtres pour deux suicides.
-La thèse du suicide double suicide ou celle du meurtre suivi d’un suicide devant être définitivement abandonnée.
-Exactement. Deuxième scénario. Jean-Yves Galarneau voit effectivement le couple Meilleur/Chaput sortir mais après de longues hésitations, la mort dans l’âme et la rage au cœur, il repart pour Granby. Mais sœur Gisèle, elle, a tout vu. D’où elle était, elle a vu sortir le couple Meilleur/Chaput, elle a vu la voiture de Jean-Yves Galarneau s’arrêter de longs moments et elle l’a vue repartir. Et c’est elle alors qui suit le couple Meilleur/Chaput sans avoir d’idée bien précise de ce qu’elle veut faire, mais bien consciente cependant et bien soucieuse des tourments et des angoisses, et des souffrances, de son ami, cet homme qu’il chérit tout particulièrement. Elle suit donc le couple dans le Sentier du Pèlerin, même si la nuit est tombée, elle le connaît probablement par cœur. Quand elle voit Madeleine Chaput et Antoine Meilleur s’arrêter à la station 6, peut-être hésite-t-elle; peut-être elle va vers eux et les interpelle; peut-être elle se fait surprendre et alors Antoine Meilleur sort le pistolet dont il ne se sépare jamais et la menace. Peut-être alors s’approche-t-elle d’eux…
-N’oublions pas que Madeleine Chaput et Antoine Meilleur semblent avoir de la considération pour elle, car ils se sont confiés à elle, et, de plus, ils ignorent qu’elle connaît bien Jean-Yves Galarneau; et ils ignorent encore plus que celui-ci était à l’ermitage ce jour-là. Ils ne se méfient donc pas. Ils sont juste un peu surpris de la voir là à cette heure tardive. Ils la laissent approcher; ils se parlent; ils discutent. Ils ne peuvent s’empêcher de lui partager leur joie d’avoir triompher dans cette saga judiciaire et d’avoir abattu le méchant qu’était Jean-Yves Galarneau. Ils lui disent qu’ils veulent aller plus loin, qu’ils veulent mettre sa communauté religieuse en faillite. Sœur Gisèle revoit, et revit la scène de cette après-midi et dans quel état pitoyable se trouvait son ami Jean-Yves, et elle comprend alors que cette histoire n’aura pas de fin, et que l’enfer de son ami ne s’arrêtera pas. Elle doit y mettre fin. Pendant qu’il parlait, Antoine Meilleur a déposé son pistolet à côté de lui, ou par terre, sans plus. À la totale surprise du couple Meilleur/Chaput, sœur Gisèle s’en empare et les menace à son tour. Elle tire une fois, puis deux. Elle arrange la scène pour que ça ait l’air d’un meurtre suivi d’un suicide.
-Et troisième scénario…
-Troisième scénario, les deux sont complices. Jean-Yves Galarneau est effectivement revenu en voiture par le Chemin du Vallons. Sœur Gisèle avait vu sa voiture s’immobiliser un long moment. D’un œil elle avait suivi le couple Meilleur/Chaput se diriger vers le sentier du pèlerin, de l’autre elle avait vu, avec effroi les phares de la voiture de Galarneau, non pas s’éloigner sur la 138, mais tourner à gauche sur le Chemin des Vallons. Elle comprend alors, et son émoi intérieur décuple, qu’il fait ça pour se venger, qu’il va leur faire un mauvais parti, comme c’était son but en venant la voir aujourd’hui.
-Ou peut-être craint-elle pour son ami de cœur. Sans doute elle sait qu’Antoine Meilleur possède un pistolet; il lui est facile d’aller fouiller dans les chambres en l’absence de ses hôtes. Elle a facilement pu découvrir au cours d’une visite antérieure qu’il avait une arme dans ses affaires; une arme qu’il s’était procurée par peur paranoïaque. Quand elle arrive à la station 6, Jean-Yves Galarneau et le couple Meilleur/Chaput sont en pleine explication orageuse. Antoine Meilleur a son pistolet à la main et menace de tirer sur celui qui les harangue et les insulte. De là où il est Jean-Yves Galarneau voit sœur Gisèle arriver, tandis qu’Antoine Meilleur et Madeleine Chaput, eux qui font face à Galarneau, lui tournent le dos et ne la voit pas arriver. Galarneau n’en laisse rien voir et continue à leur crier tout ce qu’il a sur le cœur. Excédé Antoine Meilleur lève le bras pour tirer.
-Juste à ce moment-là sœur Gisèle crie quelque chose d’en arrière comme : « Non !! » ou « Ne faites pas ça ! » ou « Ça suffit ! ». Ce qui a pour effet de stopper net l’élan d’Antoine Meilleur. Il se retourne brusquement pour voir qui est là. Jean-Yves Galarneau ne fait ni une ni deux et en profite pour lui sauter dessus, le plaquer au sol et l’immobiliser. Il lui prend son arme; ou elle roule par terre; ou peut-être sœur Gisèle lui prend son arme. Antoine Meilleur maintenu par terre par Galarneau et qui commence à comprendre ce qui se passe vraiment, les menace de plus belle de les ruiner tous les deux, de les envoyer en prison. Ils les traitent de tous les noms en un langage des plus orduriers. Madeleine Chaput qui est émotionnellement fragile, crie comme une hystérique, au risque d’ameuter les autres sœurs et les autres pensionnaires. Celui ou celle qui a l’arme tire et tue l’homme au sol pour le réduire au silence. Et ils font la même chose pour la même raison avec Madeleine Chaput.
-Puis sans échanger le moindre mot, mais en parfaite connivence, ils déguisent la scène en pacte de suicide; ils s’essuient les mains et s’en vont chacun de son côté : Jean-Yves Galarneau vers son auto et ensuite vers Granby, et Gisèle Saint-Germain vers le bâtiment des sœurs où elle retrouve sa chambre.
Un court silence.
-Et quel est le bon scénario ?
-On pourrait leur faire passer le polygraphe, mais ils auraient le droit de refuser, et de toute façon, les résultats ne sont pas admis en preuve au tribunal. Ce sera donc au jury de décider.
               

Fin

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