mercredi 4 octobre 2017

Un lieu de repos
Chapitre 22

L’homme qui est en face d’eux ne ressemble pas à celui qu’ils ont rencontré la veille. Il a perdu beaucoup de son assurance et sa superbe. Il n’est plus sur son terrain. Il a le regard fuyant et tourmenté d’un étranger parachuté sur une terre inconnue dans lequel il ne retrouve plus aucun repère familier. Il est assis sur une simple chaise de service, piteusement penché vers l’avant, les mains à demi-croisées, la bouche entrouverte, pas rasé. On voit facilement qu’il a passé une mauvaise nuit; par rapport à comment il s’est présenté devant Roxanne, Paul et Miguel le jour avant, sa tenue est considérablement relâchée, les vêtements fripés, un pan de chemise qui n’est pas bien rentré. À son réveil, on lui a servi un petit déjeuner, mais il n’a voulu prendre qu’une tasse de café.
Roxanne et Miguel, tous les deux en uniforme, pénètrent dans la pièce où il attend depuis quelques minutes. À leur arrivée, l’homme lève la tête et leur jette un regard implorant, sans rien dire. La jeune femme porte une oreillette par laquelle Paul pourra lui parler et faire ses commentaires au besoin. Elle n’a pas l’intention de mettre pas des gants blancs. Elle y va carrément.
-Monsieur Galarneau, vous êtes ici parce que nous avons toutes les raisons de croire que vous êtes impliqué directement dans la mort de Madeleine Chaput et Antoine Meilleur, dans la soirée du 5 septembre dernier à Plaisance sur le terrain des Sœurs-des-Saints-Noms-de-Marie-et-de-Joseph.
L’homme devant elle se contente de baisser les yeux.
-Vous n’avez rien à dire ?
-…
-Lorsque nous sommes venus vous rendre visite hier à votre collège, vous nous avez menti, probablement à plusieurs reprises, mais notamment sur le fait capital, et qui vous incrimine, que vous étiez sur les lieux du crime le soir de cette tragédie. Alors je vous le demande clairement : étiez-vous à Plaisance au couvent des sœurs SNMJ ce soir-là ?
-Oui, j’y étais.
-Vous aviez passé une partie de l’après-midi et de la soirée avec sœur Gisèle, la supérieure de la communauté, n’est-ce pas ?
-Oui, c’est vrai.
-Pourquoi nous avoir caché cette information ? C’est presque un aveu…
D’un coup, l’homme se redresse, les bras levés : « Mais vous n’aviez pas abordé la question !! »
Mais tout aussi soudainement son ton change et se fait contrit : « J’ai répondu aux questions que vous m’aviez posées; c’est tout. »
-Non, ce n’est pas tout, monsieur Galarneau. C’est loin d’être tout. Je vais vous raconter ce qui s’est passé. Le fait d’apprendre que votre bourreau, votre accusateur, prenait ses aises dans une maison de retraite catholique, c’était trop pour vous. Vous ne pouviez pas l’accepter. C’était une insulte à tout ce que vous croyez depuis toujours, une offense à toutes vos convictions les plus intimes. Vous ne pouviez imaginer que ce mécréant sans scrupule puisse ainsi se moquer de cette institution que vous avez toujours servie fidèlement. Ça vous enrageait. Est-ce que je me trompe ?
-…
-Je ne crois pas me tromper de beaucoup. Et de surcroît, cet homme honni prenait ses aises, venait se relaxer, se ressourcer dans le monastère de celle qui est votre meilleure amie dans votre vie religieuse, la femme que vous admirez profondément, pour qui vous ressentez une véritable affection. C’était un affront inacceptable. C’était comme si cet être abhorré était venu, par exprès, souiller ce que vous aviez de plus cher. Comme si après avoir attaqué et saccagé et même ruiné et anéanti votre collège, votre vie professionnelle, il venait s’attaquer à votre vie émotive… Je comprends monsieur Galarneau que vous ayez pu développer une haine profonde, viscérale envers cet homme; il vous avait fait tellement de mal. Vous aviez tout perdu. Votre carrière, votre travail, votre estime, peut-être même votre foi. Comment, comment arrêter de souffrir ? Comment lui rendre ce qu’il vous faisait ? Et graduellement, l’envie de lui faire mal s’est installée en vous, n’est-ce pas ?
L’homme s’affaisse un peu plus; il ferme les yeux.
-Et cette envie de lui faire du mal s’est tellement bien immiscée en vous que c’en ait devenu une véritable obsession : il fallait mettre fin vous-même à la souffrance, car même votre religion ne semblait pouvoir rien y faire. Sans doute êtes-vous aller voir vos supérieurs ou des collègues, pour subtilement, sans tout dévoiler de vos motivations, pour leur demander leur avis. Mais sans succès. Sans doute, au début, avez-vous prié beaucoup, en demandant le secours d’un Dieu qui restait imperturbablement silencieux face à vos angoisses. Cela vous rongeait. Et presque malgré vous, l’idée d’éliminer votre bourreau s’est imposée à vous. Et lorsque vous avez appris qu’il s’était réfugié une autre fois, une fois de trop, chez votre amie et alliée sœur Gisèle, vous vous êtes dit que c’était le moment ou jamais, et vous vous êtes précipité à Plaisance avec l’intention d’en finir et de tuer votre bourreau. Est-ce que je me trompe, monsieur Galarneau ?
Le pauvre homme ne répond pas, mais, en fait, il ne nie pas.
-Et quand vous vous êtes rendu chez votre amie et presque sœur, sœur Gisèle, et que vous lui avez fait part de vos intentions, elle a tout de suite compris la gravité de votre état. Elle a certainement dû user de tous ses moyens de persuasion pour vous empêcher de commettre l’irréparable. Premièrement sans doute pour vous calmer, pour vous apaiser; je ne sais pas, elle vous a peut-être pris la main, ou pris dans ses bras, pour vous rassurer, pour vous consoler. Vous avez peut-être pleuré tous les deux. Elle y a passé l’après-midi presque au complet et finalement en soirée elle a réussi à vous faire reprendre vos esprits. Elle vous a détourné de vos desseins meurtriers. Vous lui avez promis de repartir à Granby et de laisser tomber votre désir de vengeance, d’abandonner vos plans de meurtre. Elle vous a reconduit à votre voiture et vous êtes reparti. En gros, c’est ça, n’est-ce pas ?
Roxanne perçoit un faible mouvement de la tête de l’homme assis de l’autre côté de la table. Elle entend son père luis dire à l’oreille : « Très bien, continue. »
Elle reprend sans quitter l’homme des yeux.
-Mais là, mais là, juste à ce moment-là, il s’est passé quelque chose qui a tout chamboulé, qui a tout fait déraper... Juste au moment où vous quittiez le stationnement du monastère des Sœurs des Saints-Noms, alors que vous étiez à la sortie près à tourner sur la route qui vous mènerez à Granby, vous avez jeté un coup d’œil à votre rétroviseur… Et juste là, vous avez vu votre bourreau, Antoine Meilleur, sortir du monastère, avec sa compagne Madeleine Chaput ! Vous étiez à plusieurs mètres et vous les voyiez à l’envers dans votre miroir, mais il n’y avait pas de doute, c’était bien eux. Vous les avez vus se diriger vers le Sentier du Pèlerin. Vous ne pouviez en croire vos yeux ! Quel affront ! Il le faisait exprès ! Vous ne pouviez pas le croire ! Alors que vous aviez finalement abandonné l’idée de vous en prendre à lui, il venait vous narguer de la pire façon ! Alors, monsieur Galarneau, je vais vous dire ce qui s’est passé : vous n’êtes pas retourné à Granby. Non. Plutôt que de tourner à droite pour rejoindre la route 138 vous avez tourné à gauche sur le petit Chemin des Vallons et vous êtes allé vous arrêter à la petite entrée qui mène au bout du Sentier du Pèlerin. Celle qu’empruntera un groupe de cyclistes le lendemain matin, et qui découvrira les deux corps. Vous avez éteint le moteur de votre voiture et vous êtes sorti. C’était le soir, vers neuf heures, mais vous connaissiez bien l’endroit. Vous êtes entré par la petit sentier dissimulé entre les arbres et vous avez guetté celui qui vous considériez comme votre bourreau. Et quelques minutes après, cinq minutes ? dix minutes ? ça n’a pas d’importance; quelques minutes après vous avez vu, ou plutôt vous avez entendu, car vous deviez être caché, le couple Meilleur-Chaput arriver. Vous avez sans doute prié à ce moment-là, monsieur Galarneau, prié qu’ils s’arrêtent et qu’ils s’assoient sur le banc de la station 6. Et, pour une fois, vos prières ont été exaucées : le couple Meilleur-Chaput s’est assis sur le banc. Peut-être à ce moment-là vous êtes-vous approché en vous découvrant. Ils ont dû être surpris de vous voir, mais vous n’avez pas hésité : vous avez tiré et vous les avez tués l’un après l’autre. Ensuite, vous avez disposé les corps de façon à faire croire à un double suicide. Enfin, vous avez rejoint votre auto et vous êtes reparti vers Granby, Tout ça a dû prendre quinze-vingt minutes; en faisant un peu de vitesse, vous pouviez revenir dans les temps pour que votre alibi tienne.
L’homme en face d’elle a maintenant les yeux ouverts.
-C’est vrai. J’avoue que c’est moi qui les ai tués; tous les deux.
« Beau travail; très beau travail ! », entend Roxanne dans son oreille, et elle sent aussi le regard admirateur de Miguel.

Il restait à Paul de préparer de sœur Gisèle à sa comparution. Après avoir complimenté sa fille et avoir raccroché il va la trouver dans sa cellule. Elle a pris le temps de s’habiller et de coiffer.
-Sœur Gisèle vous savez que vous allez comparaître aujourd’hui pour faux témoignage et entrave à la justice.
-Vous ne m’accusez pas des meurtres d’Antoine Meilleur et de Madeleine Chaput ?
-Pourquoi vous accuserais-je de délits que vous n’avez pas commis ? Nous avons notre coupable et vous le connaissez bien, il s’agit de Jean-Yves Galarneau. Il a avoué son double crime ce matin devant les enquêteurs du poste de police de Granby.
-Frère Jean-Yves ?!... Mais c’est impossible !
Paul voit son interlocutrice chanceler et se retenir à la petite table de sa cellule.
-C’est impossible ! C’est impossible !...
Elle semble dans tous ses états. Paul la regarde intensément.
-C’est impossible ! Je l’ai vu repartir !
-Non, sœur Gisèle, vous avez cru le voir repartir ce soir-là, mais il n’est pas parti. Il est revenu vers la deuxième entrée du Sentier du Pèlerin et là, il a attendu ses victimes.
-C’est impossible ! C’est impossible !... Ce n’est pas lui !
-Sœur Gisèle, il a avoué ses crimes ce matin même; il a signé ses aveux.

-Vous ne comprenez pas, inspecteur. Ce n’est pas lui ! Il a fait ça pour me protéger moi ! Il a fait ça par amour pour moi ! Il s’est accusé de ces crimes pour me protéger moi; moi la vraie et seule coupable !

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