lundi 12 mars 2018


Cela se passait près d’un lac
Chapitre 21

                Roxanne ouvre les yeux, péniblement. Elle voit comme de la pénombre autour d’elle. Elle est allongée les bras le long du corps. En arrière-fond, elle perçoit vaguement des sons étouffés… Où suis-Je ?
                Petit à petit, elle sent son cerveau qui recommence à se réactiver; elle sent que ses neurones se remettent en marche les uns après les autres, qu’elle reprend ses esprits. Elle se rend compte qu’elle a mal la tête, particulièrement dans la région de l’occiput. Où suis-je ? Que s’est-il passé ?...
                Elle commence à se souvenir; ses pensées commencent à s’enfiler même si c’est encore un peu maladroitement. Je dois être à l’hôpital... Oui, c’est ça, je suis couchée dans un lit d’hôpital… J’ai dû être transportée à l’hôpital… J’ai perdu connaissance, et on m’a amenée ici… Pendant combien de temps ai-je été inconsciente ?... Quelle heure est-il ?... Quel jour sommes-nous ?...
                Roxanne ouvre les yeux un peu plus grand. C’est probablement la nuit; les rideaux sont fermés, ceux de son lit comme ceux de la fenêtre à sa gauche, mais il semble faire sombre dehors. Soudain, en bougeant les yeux, elle aperçoit la silhouette de Miguel affalé sur une chaise. Il sommeille, la tête sur le côté. Miguel… C’est lui qui m’a ramenée ici ?... Mais qu’est-ce qui s’est passé ?...
                Alors, finalement, comme s’ils jaillissaient à son insu de son inconscient où ils se seraient tapis pendant un certain laps de temps, Roxanne se souvient de ces moments d’angoisse, juste avant qu’elle perde conscience. Roxanne ferme les yeux.

                Son père et elle étaient allés jeter un coup d’œil aux serres Edmond Picard à Brébeuf; c’était dans le cadre de l’enquête sur la mort du journaliste Simon-Pierre Courtemanche. Le corps de ce dernier avait été retrouvé flottant dans un lac à des kilomètres de là, près d’un village qui s’appelle Saint-Michel, mais plusieurs indices laissaient croire qu’il avait mené une enquête journalistique dans la région de Brébeuf sur des activités illicites, et qu’il s’y était rendu peu de temps avant sa disparition.
                Ils avaient trouvé ouverte l’entrée des serres et ils s’étaient avancés sur les terrains de l’entreprise qui semblaient vides de toute présence humaine. Ils avaient arrêté la voiture en face d’un grand entrepôt; ils étaient descendus et ils étaient partis chacun de leur côté explorer les lieux.
                Son père avait pris la direction d’une petite porte sur le côté gauche qui semblait donner sur un bureau administratif; et elle était partie vers la droite, pour faire le tour du bâtiment, au du moins en voir la plus grande partie. Première grave erreur, ils n’auraient pas dû se séparer. Elle avait dépassé le coin du bâtiment… et c’est à ce moment-là que tout s’était mis à aller très vite.
                Par une fenêtre dans le mur du bâtiment elle aperçoit son père qui ouvre une porte qui donne dans l’entrepôt mais complètement de l’autre côté, et au moment même où il y pénètre un énorme et pesant sac de toile lui tombe dessus par en-haut, et puis comme la forme d’un homme qui suit le sac. Tout ça n’a duré que l’instant d’un éclair et elle l’a vu de loin, et au travers du fenêtre au verre trouble et empoussiéré de surcroît. Mais tous ses instincts de policière douée se réveillent en une fraction de seconde. Elle rebrousse chemin immédiatement et se précipite à pleine course vers l’autre côté du bâtiment vers la porte du bureau, et en même temps elle prend son microphone accroché au revers de sa veste et appelle ses collègues policiers.
                -3-3-3 !! Vite ! Félix ! Isabelle ! Venez vite ! Immédiatement ! Situation de danger ! Appelez les autres ! Et du renfort !! 3-3-3 !! 3-3-3 !
                Elle arrive à la porte de ce qui semble être le bureau et… Deuxième erreur : elle devrait attendre les renforts, mais son père est en danger; et au moment où elle franchit le seuil, le trou noir... Oh, ma tête… J’ai dû recevoir tout un coup en arrière de la têteEt papa ?... Que lui est-il arrivé ?...
                Elle a la bouche pâteuse, et elle essaye de murmurer : « Miguel… »
                Presqu’instantanément, Miguel son amoureux se réveille et tout de suite s’avance vers elle. Il lui prend doucement la main.
                -Ma jolie… Tu reviens à toi…
                Il lui pose délicatement les lèvres sur le front.
                -Oui… Qu’est-ce que tu fais ici ?... Et mon père ? Où est-il ?
                Malgré lui, Miguel se rembrunit.
-Une chose à la fois ma belle… Prends le temps de…
Roxanne se dresse à moitié dans son lit en s’agrippant à la main de son amoureux.
-Dis-moi la vérité !! Il est mort, c’est ça ?
-Non, Roxanne, il n’est pas mort; il vit. Il est ici, aux soins intensifs. Juliette est à ses côtés; elle le veille.
-Aux soins intensifs ?...
-Oui…
Roxanne attend deux ou trois secondes avant de reprendre :
-Je veux le voir.
-Attends, ma jolie ! On doit demander au médecin premièrement si tu peux te lever, deuxièmement si tu peux te rendre jusque bas. Tu as reçu un sacré coup.
-Où sommes-nous ? Dans quel hôpital ?
-Nous sommes à l’hôpital de Buckingham. On est samedi vers quatre heures du matin. Tu es restée inconsciente presque seize heures.
-Comment ça fait que tu es ici ?...
-Je…
-Qu’est-ce qui s’est passé ? Dis-moi ce qui s’est passé…
-C’est Félix et Isabelle qui m’ont raconté. Ils ont réagi immédiatement à ton appel de détresse. Ils ont appelé l’autre équipe qui à son tour a appelé la centrale et l’ambulance. Félix et Isabelle sont arrivés sur les lieux même pas deux minutes après ton appel au secours. Et Sabrina et Benoît qui arrivaient de l’autre côté du village, peu de temps après également. Ils savaient que vous étiez en danger, alors ils sont allés au plus pressé. Ils t’ont vu étendue inconsciente avec une blessure à la tête - heureusement légère - dans le petit bureau… et un homme assis sur une sorte de sac qui les a menacés; ils ont tiré, ils l’ont atteint au corps, il est blessé mais il n’est pas mort. Là ils ont vu ton père sous le sac d’engrais de cinquante livres sur lequel se tenait l’homme en question, un sac qui l’empêchait de respirer… En fait, c’est comme ça que le journaliste est mort, écrasé par un sac d’engrais.
Roxanne se souvient que le médecin légiste avait dit que Simon-Pierre Courtemanche était mort avant d’être jeté dans le lac, qu’il était mort étouffé, mais « non pas étranglé »; c’est ce qu’il avait dit. Et ça avait failli arriver à son père.
-Ensuite les renforts sont arrivés. Trois hommes ont été arrêtés, en fait quatre. Le premier c’est Paul-Henri Noiseux, c’est lui qui a tué le journaliste, et les deux frères Couture aussi pour complicité, et outrage à un cadavre, et bien sûr de fabrication et trafic de stupéfiants.
-Stupéfiants ?
-Oui, c’est ce que Courtemanche avait fini par découvrir : que ces serres où on disait faire la culture des tomates étaient en fait un paravent pour la culture du cannabis à grande échelle. Les quatre hommes, si on ajoute Edmond Picard le propriétaire des lieux, avaient commencé petit, mais avec la loi sur la décriminalisation du cannabis qui s’en vient, ils ont voulu s’agrandir, produire à grande échelle. D’une certaine façon quelque chose avait mis la puce à l’oreille de Courtemanche, et après bien des recherches et des recoupements, il avait fini par tout comprendre et probablement qu’il s’apprêtait à écrire un article sur eux. Quand il est allé fouiner près des serres la semaine dernière, Noiseux l’a vu et lui balancé un sac d’engrais sur la tête. Il s’est assis dessus et le journaliste est mort étouffé. Quand les frères Couture sont arrivés et qu’ils ont vu ça, ils n’étaient pas contents; mais bon, c’était fait et ils ont pris le parti de faire disparaître le corps. Ils ne pouvaient pas le faire dans leur propre lac, le lac Farmer; c’était trop risqué, ça les aurait rendus trop suspects; alors ils sont allés jeter le corps dans le lac Dansereau, celui où se trouve le chalet des jésuites. C’est Noiseux qui est passé aux aveux quand il s’est vu perdu. Edmond Picard a aussi été arrêté mais il n’a pas été accusé de meurtre, car il n’a pas participé à toute cette opération de camouflage. Il s’était content de garder les lieux.
-Mais les traces… Il n’y avait pas de traces dans la neige…
-C’est vrai, mais il y avait un autre chemin, qui se faufile à travers bois pour rejoindre la grande route à la hauteur du Lac-des-seize-Îles.
-Là où on avait retrouvé le véhicule de Courtemanche.
Une autre erreur : celle de ne pas avoir vérifier s’il y avait une autre sortie. Qu’est-ce qu’on a fait…
-Comment va mon père ?
-Il ne va pas bien. L’intervention rapide de Félix lui a sauvé la vie. Mais il est quand même resté sous le sac sans pouvoir respirer pendant de longues minutes. Combien de temps ? On ne sait pas exactement. C’est à peu près sûr que son cerveau a manqué d’oxygène et qu’il a subi des dommages; mais il est encore trop tôt pour un pronostic définitif. Il a été placé dans un coma artificiel. Il a été opéré hier soir et il est maintenant aux soins intensifs. Comme je te l’ai dit, Juliette est avec lui.
-Juliette ?
-Oui; très vite les gens du poste de Papineauville, je pense que c’est Francine, lui ont téléphoné pour la prévenir, et comme toi aussi tu étais blessée elle m’a téléphoné à Granby; j’ai demandé congé et je suis venu aussitôt.
Pendant quelques instants, Miguel reste silencieux, caressant délicatement le bout des doigts de Roxanne.
-J’ai eu peur, tu sais, pour toi… et j’ai encore peur pour ton père.

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