lundi 7 juillet 2014

Dany et son double mystère

                Dès son plus jeune âge, Dany s’était senti  un peu à part des autres enfants. Quand il avait commencé l’école primaire, dès le premier jour, il s’était instinctivement assis à l’arrière de la classe. En réaménageant la classe, sa maîtresse l’avait fait assoir en avant et il avait accepté sans rien dire mais il s’était pris une place près du mur pour pouvoir regarder dehors… ce qu’il essayait de faire discrètement. Pendant les récréations, il restait à l’écart, la plupart du temps seul dans son coin sans se joindre aux autres enfants qui jouaient, couraient ou se chamailler à qui mieux-mieux. Il n’avait aucune envie d’essayer les jeux de balles ou de groupes auxquels tous les enfants raffolent spontanément. Il était sûr qu’il lui arriverait quelque chose, que quelqu’un pourrait le frapper ou lui faire mal ou pire qu’il pourrait disparaître.
Le personnel de l’école avait bien remarqué son comportement particulier. On avait supposé une sorte d’autisme, mais tous les tests montraient le contraire. Dany était enfant unique et on s’était dit que c’en était peut-être la cause. Or, il réussissait bien en classe, il écoutait bien, il faisait tout ce qui lui était demandé; il était même beaucoup plus obéissant que la moyenne des enfants de son âge. C’en était même surprenant. Il y avait en lui une soumission, une docilité, qui étonnait tout le monde; il était certainement l’élève le plus discipliné de l’école.
Cependant après sa deuxième année, sa mère avait déménagé dans un autre quartier de la ville et il avait dû changer d’école. Elle vivait seule avec son fils. Elle n’avait jamais travaillé et vivait simplement de l’aide sociale et des allocations familiales. Le propriétaire de l’appartement qu’ils avaient habité pendant plusieurs années en avait considérablement augmenté le loyer à cause d’importantes rénovations effectuées dans l’immeuble, et elle avait dû déménager dans un appartement moins cher. Elle avait fait une demande pour un logement social subventionné et l’avait finalement obtenu après plus de quatre ans. Dany avait alors à nouveau changé d’école.
Ces fréquents déménagements ne l’affectaient guère. Au contraire, on aurait dit. Quand il faisait son entrée dans une nouvelle école, il avait un comportement assez singulier : il l’explorait. Chaque nouvelle école était comme un terrain vierge aux mille mystères à découvrir. Il faisait le tour de la cour, le tour des couloirs de chaque étage, il montait et descendait chacun des escaliers; il essayait à tout prix de jeter un coup d’œil dans chacune des classes et même dans la salle des profs. Régulièrement le concierge  le retrouvait au sous-sol en train de flâner et Dany lui demandait ce qu’il y avait derrière chaque porte, s’il y avait un sous-sol au sous-sol, où se trouvait le grenier, où étaient les salles de débarras. On ne pouvait pas le punir car il ne faisait rien de mal; il fallait juste qu’il aille voir; ce n’était même pas de la curiosité malsaine. Quand on lui disait qu’il n’avait pas le droit d’y aller, il acquiesçait et n’y retournait plus. C’était aussi simple que cela. Une fois, durant une réunion du personnel, quelqu’un avait que Dany semblait « chercher » quelque chose. On avait approuvé. Son enseignante titulaire, celle qui sans doute le connaissait le mieux, lui avait posé la question, mais il avait simplement et tranquillement répondu que non, il ne cherchait rien, qu’il voulait « juste voir les choses ».
Ces traits de caractère avaient posé quelques problèmes au secondaire. Dany avait toujours autant de difficulté à travailler en équipe. Et d’ailleurs bien des camarades ne voulaient pas l’avoir dans leur équipe. Un ou deux s’étaient aperçu cependant qu’il était excellent élève. Alors on lui assignait une tâche de travail et on le laissait travailler seul de son côté sans lui demander de participer aux rencontres d’équipe. Et ce qu’il faisait était souvent la meilleure section du travail collectif.
Un cours problématique était celui d’éducation physique. Comme il était incapable de jouer en équipe, presque tous les sports lui faisaient peur : hockey intérieur, volleyball, ballon-chasseur; il n’y avait que le badminton auquel il pouvait jouer sans trop de problèmes. Et bien sûr, il pouvait se rabattre sur l’athlétisme, mais sans jamais s’y donner à fond : il semblait qu’au dernier moment, avant un lancer ou un saut, il retenait toujours son geste pour ne pas aller trop loin, pour ne pas être le premier. Il aimait bien la course, mais là encore il lui manquait quelque chose : il ne se sentait pas capable de faire la course avec, ou plutôt, contre les autres. Invariablement, vers la fin d’une course, il ralentissait subitement, comme s’il attendait quelque chose et se mettait à trottiner jusqu’à la ligne d’arrivée qu’il franchissait avec beaucoup d’hésitation et même d’appréhension. Paradoxalement il se donnait à fond dans les courses à relais; le professeur d’éducation physique n’arrivait pas à comprendre.  
Durant tout son secondaire, Dany n’avait joint aucun groupe d’amis; il n’est  jamais allé aux soirées entre amis, d’ailleurs on ne l’avait jamais invité, ni aux fêtes d’anniversaire. Il n’aurait pas su même comment inviter des amis pour le sien, si seulement il y avait pensé.
En fait, si Dany restait isolé, s’il se repliait sur lui-même, ce n’est pas tant qu’il aimait la solitude mais il ne se sentait vraiment bien qu’avec lui-même. Ou plutôt, il sentait qu’il n’était pas tout à fait seul; il sentait une présence l’accompagner. Et il était heureux de cette présence. En se concentrant, il pouvait avoir la sensation qu’il lui manquait quelque chose - mais quoi ? - et que ce quelque chose qui lui manquait lui faisait du bien. Pourtant, il avait tous ses membres, tous ses organes; il se savait physiologiquement normalement constitué. Que lui manquait-il ? Bien sûr il ne parlait jamais de ce qu’il pensait. Sa mère lui avait formellement interdit de parler de ce qu’il ressentait alors il le gardait pour lui tant pour obéir à sa mère que par peur du ridicule. Il ne se sentait pas « différent », car pour lui être qui il était, était normal. Je suis comme je suis. Avec le temps, il cherchait le bon mot; il se disait « distinct » ou « spécial » ou encore « autrement ». Finalement, il avait opté pour « autre » : « Je suis autre », se souriait-il
Il n’entendait pas de voix, il n’avait pas de visions; il ne voyait pas d’éclairs dans le ciel. Mais souvent, il regardait soudainement par-dessus son épaule pour regarder, pour voir, à la fois excité d’apercevoir quelqu’un et terrorisé de qui cela pourrait être. Cette sensation arrivait souvent dans les parcs; et il ne savait pas pourquoi. Les quelques fois où il avait posé des questions à sa mère, dans sa pré-adolescence, elle l’avait rabroué rudement. La seule chose qu’il avait apprise, c’est que son père était parti quand il était tout jeune, en les abandonnant sa mère et lui, sans jamais revenir. Il s’était alors imaginé qu’il avait été adopté et que sa même ne voulait pas le lui dire. Avait-il des frères et sœurs ailleurs ? Il avait même pensé, un temps, qu’il venait d’une autre planète. Il s’était vu très bien venir du soleil comme Ultraman ou un autre superhéros et qu’un jour il se découvrirait des dons extraordinaires et la mission de combattre les méchants et de sauver le monde. Mais ces pouvoirs magiques n’étaient jamais venus. Il était normalement autre.
Parfois, la nuit, il faisait des rêves qui laissaient en sueur; il se réveillait en proie à la terreur, à l’angoisse, sans pouvoir se rappeler de ce à quoi il avait rêvé. C’était des formes bizarres et géantes qui se mouvaient au-dessus de lui. Il y avait des bruits de combats, des bruits de guerre ? Il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Et puis il avait cette cicatrice à l’épaule droite.
Des fois il se mettait à caresser sa cicatrice, mais cela ne n’aidait pas à comprendre; tout ce qu’il sentait était une peau plus douce qu’ailleurs, tellement douce qu’il se demandait si c’était vraiment la sienne, aussi douce que celle d’un bébé.
II avait attendu le moment propice et sa mère lui avait raconté qu’elle l’avait brûlé un jour en échappant sur lui une partie de la casserole d’eau chaude dont elle se servait pour réchauffer son biberon. Ça s’était passé quand il avait six mois. Elle avait voulu aller trop vite; le manche avait tourné et l’eau s’était renversée au-dessus de son couffin. Heureusement sa petite couverture de coton l’avait en grande partie protégé, sinon « tu aurais été défiguré, mon pauvre ! » Elle l’avait tout de suite mené à l’urgence de l’hôpital et on l’avait bien soigné; et maintenant, il ne lui restait que cette cicatrice, une cicatrice que personne d’autre n’avait.
Les pires sensations arrivaient lorsque Dany passait près d’un cimetière. Il sentait alors très fortement que la mort le suivait; la mort était là qui le regardait. Elle ne le menaçait pas, non; c’était comme si elle l’implorait, elle le conjurait. Sa mère lui avait dit que son père les avait quittés. Était-il mort depuis ? Était-ce lui qui revenait le hanter ? Était-ce lui qui l’habitait continuellement ? Était-il ce qui lui manquait ? Ou peut-être à qui il manquait ?... Il devait alors vite aller se réfugier au loin tant l’émoi dans lequel il se retrouvait devenait insupportable.
À la fin du secondaire, Dany est allé au CÉGEP. Il s’est inscrit en Science humaines dans le but de faire des études de psychologie à l’université. Dans l’espoir fou que ces études en psychologie l’aideraient de comprendre ce qui lui arrivait ? Au CÉGEP, il y avait un bon service de consultation et d’aide. Il y est allé. Mais sa déception a été grande. On lui avait parlé de dédoublement de personnalité, de bipolarité, de tendances schizophréniques… mais rien de tout cela ne semblait définir exactement ce qu’il vivait. Lorsqu’il avait commencé à parler des rêves de son enfance (ils n’étaient pas revenus depuis plusieurs années), le thérapeute avait été particulièrement intéressé. Il avait creusé cette piste le plus possible et avait vaguement conclu que peut-être quelque chose lui revenait de son enfance. Mais Dany avait beau se creuser la cervelle et fouiller ses souvenirs, il n’arrivait pas à mettre le doigt sur l’événement traumatisant qui lui fournirait une clé pour comprendre.
Dany n’était pas devenu psychologue. Il avait compris que cela lui serait trop exigeant et il ne se voyait pas « régler » les problèmes des autres. À l’université, il avait plutôt bifurqué vers la concentration Travail social et, sans trop de problèmes, il avait obtenu son diplôme de travailleur social. Il s’était vu offrir un emploi dans un CLSC d’un autre quartier de la ville que celui où habitait sa mère. Il n’avait jamais songé à la quitter en se prenant un appartement. Pendant quelques jours, il avait pensé prendre une « chambre » à proximité du CLSC où il logerait la semaine pour revenir chez sa mère les fins de semaine. Au bout du compte, sa mère avait pris la décision qu’elle quitterait son logement subventionné et qu’elle déménagerait avec lui dans un plus beau et plus grand appartement dans un meilleur quartier. Dany ne s’était pas opposé à cet arrangement.
C’est alors que le déclic qu’il attendait depuis si longtemps est survenu.
Il avait suivi les membres d’une famille nouvellement arrivés au pays en tant que réfugiés. La mère était enceinte, mais ce qui l’a frappé fait réagir comme s’il avait reçu une décharge électrique, c’était que parmi les autres enfants du couple il y avait des jumeaux ! Il était comme tétanisé par cette révélation. Il avait eu énormément de difficulté à se concentrer pour comprendre ce que le père racontait dans son anglais hésitant. Des jumeaux ! J’ai un jumeau quelque part ! Oui, c’est ça ! C’est lui qui me manque, c’est à lui que je manque !
Mais bientôt, avant qu’il n’ait pu se décider à l’interroger sur cette possibilité, sa mère avait commencé à moins bien aller. Il avait dû l’amener à la clinique ou à l’hôpital régulièrement; il avait dû utiliser des journées de maladie, puis demander des congés supplémentaires, jusqu’au point où sa supérieure l’avait fait venir dans son bureau et l’avait averti que cela ne pouvait plus continuer ainsi : son travail s’en ressentait et ses absences répétées avaient des répercussions sur les autres membres de l’équipe à qui elle obligeaient de faire des heures supplémentaires; sans oublier le suivi des familles sous sa responsabilité qui ne se faisait pas.
Dany était déchiré. Il se sentait coupable de laisser sa mère seule et en même temps il ne voulait pas quitter son travail : il savait qu’il se sentirait coupable d’abandonner ces gens qui avaient besoin de lui et surtout parce que ce milieu lui avait entrouvert la fenêtre vers une potentielle libération. Sa mère et lui ont eu des discussions très tendues pendant une ou deux semaines, et finalement Dany a décidé, avec l’aide et les conseils de sa supérieure, de trouver un centre d’accueil où sa mère recevrait tous les soins dont elle avait besoin.
Très vite, elle s’est mise à dépérir. Dany ne savait plus que faire. Puis, à son grand étonnement, l’état de sa mère s’est stabilisé.
Alors, l’idée qu’elle n’était pas éternelle s’est immiscée en lui. Il voulait savoir la vérité, il devait savoir la vérité avant que sa mère ne meure. Il se faisait de plus en plus insistant à chacune de ses visites quotidiennes.
« Maman, je veux savoir ce qui s’est vraiment passé quand j’avais six mois.
-Il ne s’est rien passé.
-Oui, je veux que tu me dises en détails comment est arrivée cette brûlure que j’ai eue à l’épaule.
-Je te l’ai déjà dit, je réchauffais ton biberon et le manche de la casserole a tourné.
-Maman, je veux tout savoir. C’est important pour moi !
-Mais que veux-tu savoir, il n’y a rien d’autre; tu me fatigues à la fin ! »
Un saut dans le vide pour la vie.
« Maman, qu’est-ce qui est arrivé à mon jumeau ?
-…? Quel frère jumeau ? De quoi veux-tu parler ? Tu n’as jamais eu de frère jumeau ?
-Maman, tu as hésité avant de répondre…
-Dany, tu me donnes mal à la tête; tu sais que je suis malade !
-Maman, dis-moi la vérité !
-La vérité, c’est qu’il n’y a rien à dire !
-Je sais que j’ai un frère jumeau ! Où est-il ?
-Dany ! Arrête ! Arrête ! Tu déparles !
-Maman, dis-moi la vérité !
-Je te l’ai dit la vérité !
-Non ! Tu mens !! »
Dany avait crié; c’était la première fois de sa vie qu’il élevait la voix devant sa mère. Il voyait dans ses yeux qu’elle était paralysée par la peur.
Tout-à-coup, elle s’est penchée en mettant ses mains sur son visage. Elle pleurait. Et lui il sentait qu’il tremblait à la fois de l’extérieur et de l’intérieur.
Il a dit doucement.
« Maman, je t’en supplie, dis-moi la vérité; dis-moi ce qui s’est vraiment passé quand j’avais six mois.
-Oui, c’est vrai, tu as eu un jumeau… Sa mère articulait difficilement au milieu de ses sanglots. C’est vrai, quand j’ai accouché j’ai eu deux bébés, deux jumeaux identiques, toi et ton frère... Deux petits bébés.
Dany ne bougeait pas d’un cil.
-C’est ton père… J’étais partie à l’épicerie et ton père vous gardait. Vous étiez tous les deux dans le même berceau, côte à côte. Il a… il a voulu faire du thé et quand l’eau s’est mise à bouillir il a empoigné la casserole, mais la poignée a tourné et l’eau s’est renversée sur vous deux et il vous a ébouillantés. Vous étiez couchés l’un contre l’autre, ton frère avait sa tête appuyée sur ton bras. C’est lui qui a reçu le plus gros de l’eau bouillante. Il était affreusement brûlé au visage, toi tu n’avais été atteint qu’à l’épaule et au bras. Tu hurlais de toutes tes forces, mais ton frère était déjà inconscient. Ton père était paniqué, sans savoir quoi faire. Il vous a recouverts d’une couverture, je crois. C’est à ce moment que je suis revenue de l’épicerie et j’entendais tes cris depuis l’autre côté de la porte. La scène que j’ai vue était épouvantable. Mes bébés ! Mes enfants !...
La mère de Dany a une nouvelle crise de larmes. Il la laisse pleurer un moment puis lui demande :
-Alors, que s’est-il passé ensuite ?
-Alors… ton frère est mort, et toi, j’ai réussi à te calmé et à te soigner avec ce que j’avais dans la maison. Ton père ne voulait pas aller à l’hôpital. Il avait trop peur d’être déporté.
-Déporté ? Pourquoi ?
-Parce que c’était un déserteur, un déserteur de l’armée américaine. Tout ça, ça s’est passé au début des années ’70; c’était l’époque de la guerre du Vietnam aux États-Unis et ton père ne voulait pas aller à la guerre. Alors comme bien d’autres jeunes hommes, il s’est réfugié au Canada. Moi, je l’avais rencontré par hasard à un arrêt d’autobus; ça faisait déjà trois ans qu’il vivait ici. Il ne parlait pas un mot de français, et moi je parlais un peu d’anglais. On a fait la conversation et j’ai trouvé sa vie intéressante. J’ai succombé à ses charmes et vous êtes nés…
-Donc, tu étais tombée enceinte de jumeaux.
-Oui, je suis tombée enceinte de jumeaux, de jumeaux identiques. Vous étiez si pareils l’un à côté de l’autre. Il n’y avait que moi qui pouvais vous différencier. Mes parents que tu n’as jamais connus n’étaient pas très contents; ils voulaient que je me fasse avorter, surtout que nous n’étions pas mariés, à cette époque, c’était mal vu d’avoir des enfants sans être mariés. Mais j’ai voulu garder le bébé, je ne savais pas encore que c’était des jumeaux; et je suis partie vivre avec ton père.
-Comment s’appelait-il ?
-Pourquoi tu me demandes ça ?
-Maman, c’est fini le temps des mensonges et des secrets.
-Il s’appelait Ryan, Ryan Beaton; c’était un déserteur qui ne voulait pas aller tuer du monde au Vietnam, mais c’est ton frère qu’il a tué.
-Mon frère jumeau est mort de ses blessures ?
-En fait, pas tout à fait. Il était atrocement défiguré mais il respirait encore. Alors pendant que je te soignais - il ne voulait pas qu’on aille à l’hôpital - ton  père a pris sa petite couverture et il l’a étouffé pour abréger ses souffrances et aussi pour ne pas le condamner à la vie de monstre qui aurait la sienne.
-Et ensuite ?
-Ensuite… la nuit, il est parti enterrer le petit corps dans un terrain vague… et il n’est jamais revenu. Et il était parti. Sans que je le voie, il avait pris ses papiers et son argent et il est parti. Je crois que des années plus tard il est retourné aux États-Unis.
-Et tu ne l’as pas dénoncé à la police ?
-Pourquoi ? Tu sais, c’était au début des années ’70, et nous n’étions pas légalement mariés. J’avais déjà honte de ce que j’avais fait. Je suis retournée vivre chez mes parents qui n’ont rien dit et qui nous ont cachés... C’est tout, je te jure que c’est tout.
-Non, il me reste deux questions : où habitions-nous quand nous avions six mois ?
-Nous habitions sur la Rive-Sud dans un nouveau quartier de Longueuil près d’un marais.
-Et ma deuxième questions est : comment s’appelait mon frère jumeau ?
-George. »
*
*      *
Dany est un peu sous le choc de ce qu’il vient d’apprendre de la bouche même de sa mère, mais quel soulagement ! Il comprend enfin d’où vient ce qui le sent « autre ». C’est son frère, son jumeau identique, tous deux issus du même œuf, le même ovule et le même spermatozoïde, qui a vécu en lui tout ce temps.
Dany ne prend pas beaucoup de temps à comprendre le marais en question a été transformé pour une bonne partie en parc municipal et pour l’autre en nouveau développement à condos. Dès sa première fin de semaine de libre, il s’y rend. Il marche longtemps un dimanche après-midi dans les sentiers du parc municipal. Il voit les jeunes couples qui marchent avec des poussettes ou avec de jeunes enfants qui courent à petits pas; il voit les enfants qui jouent dans le parc à balançoires; il entend leurs cris et leurs rires, et il en entend qui pleure quelque part. Il y a un groupe qui fait voler des cerfs-volants. Il voit des gens qui font du jogging, des jeunes qui se promènent yeux dans les yeux ou se bécotant sur un banc. On a gardé un petit étang en asséchant le marais. Dany voit les canards, des colverts, qui y pataugent, même un héron qui chasse les grenouilles dans les roseaux. Avant de venir au parc, il avait marché chacune des rues du nouveau développement : rue des Cyprès, rue des Bouleaux, rue des Épinettes, rue des Cervidés, rue des Perdrix, rue des Écureuils… Quelle ironie ! Avoir détruit cet habitat naturel pour un lieu de vie si hideux ! Et toutes ces maisons si énormes, si imposantes, si semblables, si grises avec les mêmes garages pour les mêmes voitures ! Heureusement qu’il y a des numéros pour les distinguer ! Et utiliser pour le nom des rues de noms d’arbres et d’animaux pour se faire croire que la nature est encore là, toute proche, comme si elle nous entourait, pour se faire croire que rien n’a été détruit.
Dany s’assoit sur le bord de l’étang pour observer le manège du héron un long moment. Les joncs se balancent doucement dans le vent. Un oiseau rapporte dans son bec quelque pitance pour ses petits. Deux tamias se font la course. Il reprend sa marche dans les sentiers qui servent de pistes de fond l’hiver et se retrouve dans l’endroit le plus sauvage du parc. Il y pénètre. Entre deux arbres, il s’agenouille et il construit un petit monticule de terre et de pierres. Il sort de sa bouche une petite bougie du genre que l’on met sur un gâteau d’anniversaire. Il l’a choisie de couleur rose; il la plante sur le petit monticule et l’allume avec une allumette.
                « Je t’aime, George, mon frère jumeau, mon double, je t’aime… Moi, je t’aime. »
                Et il pleure. Abondamment.
                Quand il relève la tête et rouvre les yeux, la nuit est venue. Il sort du boisé en s’écorchant les mains. Il prend un taxi pour revenir chez lui.
                L’histoire de Dany pourrait s’arrêter là, mais il était dit que sa vie ne pourrait être banale. Il veut aussi connaître son père. Il veut découvrir la vérité jusqu’au bout, il veut connaître toute la vérité.
                Après de longues recherches sur internet, il finit par découvrir un Ryan Beaton qui vit à Windsor en Ontario et qui semble correspondre à celui qu’il cherche. Doit-il lui téléphoner ? Doit-il lui écrire ? Lui envoyer un courriel ? Il hésite. Tout ça lui semble trop impersonnel.
                Dany décide d’y aller. Ce n’est qu’au bout de quatre ans après les révélations de sa mère qu’il peut enfin partir pour Windsor. Il n’a jamais pris l’avion de sa vie. Il a hésité entre prendre l’avion et le train. Le train lui permettrait peut-être de mettre ses idées en ordre… et puis, elles sont déjà assez en ordre comme ça, et puis l’avion est plus rapide : plus vite ce sera fini, mieux de sera. À l’aéroport, il sent une certaine nervosité, une certaine anxiété sourdre en lui. Ce n’est pas tant qu’il a peur de prendre l’avion, mais il se demande s’il a pris la bonne décision… Mais l’avion décolle, et maintenant il est trop tard pour reculer.
                À Toronto, le temps est pluvieux. Il prend un taxi jusqu’à la gare. Il a deux heures devant lui avant son train.
À Windsor, il a fait une réservation dans un hôtel près de la gare par internet, et il s’y rend à pied.
                C’est vendredi soir. Lorsque Dany se retrouve seul dans la chambre d’hôtel, il se dit qu’il pourrait encore laisser tomber. Mais après tout ce qu’il a vécu, il croit qu’il peut encore supporter demain. Il ne manquerait plus que son « père » ne soit pas chez lui. Punaise, je n’ai pas pensé à ce « détail » !
                Le lendemain, Dany est debout dès cinq heures. Il a encore plus de quatre heures devant lui. Il sort faire une marche dans l’air frais du matin de cette ville de Windsor. La pluie a cessé, mais l’humidité est toujours présente.
                Ensuite viendra le déjeuner, puis le retour dans la chambre pour une petite toilette; enfin il appellera un taxi. Il n’a pas voulu prévenir son « père », ni par lettre, ni par téléphone : ce sera à lui de voir apparaître un fantôme du passé !
                Dany est rendu. Il paie le chauffeur de taxi qui s’éloigne. C’est un quartier sans prétention qui a certainement connu des jours meilleurs avec des maisons d’époques diverses. Au coin de la rue, il y a une petite épicerie de quartier; des enfants jouent au hockey dans la rue.
                Il sonne à la porte.
Une femme en robe chambre vient lui ouvrir. Elle est de la génération de sa mère.
-Yes ?
-Good… Good morning ? Is Mr. Beaton here ?
La femme l’ausculte de la tête aux pieds et de pied en cap plusieurs fois sans savoir trop quoi répondre. Elle se méfie. Elle a bien perçu par son accent que Dany est un étranger. Bientôt, une voix masculine se fait entendre du fond de la maison.
-Who’s that, Gerthy ?
-I don’t know. It’s a young man who is looking for you.
Et soudain, le voilà, il apparaît ! C’est un vieil homme, mais c’est bien lui, il n’y a pas de doute. Le même nez, les mêmes yeux, jusqu’à la démarche. Il prononce cette phrase qu’il a préparée et qui lui tourne dans la tête depuis quatre ans.
« I am Dany, your son.
Dany s’était préparé à tous les scénarios qu’il avait pu imaginer, mais il n’avait pu imaginer celui-ci !

*
*     *
-Oh ! My God !, c’est la femme qui a crié.
Ryan Beaton, lui, écarquille les yeux; il est bouche bée; il porte sa main à son cœur, puis à sa tête; ses jambes ne le portent plus; il se laisse choir dans une chaise et sa femme le rattrape comme elle peut.
Encore hébété, Ryan fait signe à Dany de rentrer.
-My son, my son ! parvient-il à balbutier en s’accrochant à lui comme une naufragé à une bouée de sauvetage.
-My son, my son ! Your are alive ! And you’re here !
Dans son anglais hésitant, Dany raconte à son père et à sa femme, à nouveau à l’aide de phrases depuis longtemps préparées et apprises par cœur, pourquoi  il est venu : pour confronter l’assassin de son frère jumeau. Son père est tout pâle. Il comprend trop bien.
-No, my son; I didn’t kill your brother. Yes, it was an accident... but your mother caused it.
C’est au tour de Dany de sentir ses jambes se dérober sous lui !
-Yes, it was an accident, but she got into a panic. I couldn’t control her. She didn’t want to go to the hospital. For me it was the normal thing to do, but for her it was an absolute no. When she calmed down, at night, she asked me to bury the little corpse in a bush some blocks away. Nobody could see me. It took me about two hours. And when I came back, there she was gone. She had called her parents, and the house was empty. I didn’t want to call the police because I didn’t want to put her into any trouble. I stayed in the house for another month. Then I called the owner and I moved to Toronto. And after a while, I moved to Windsor.
*
*     *
Il avait prévu n’être parti que trois jours, mais son voyage s’est étiré à une semaine. De retour chez lui, Dany n’a plus jamais parlé à sa mère; non pas qu’il n’a pas essayé, mais elle souffrait de la maladie d’Alzheimer et la démence avait fait son œuvre. À son retour, son état s’était empiré : sa mère est devenue complètement sénile. Elle ne l’a même pas reconnu.


2 commentaires:

  1. Cher David,

    Sur ta pressante invitation, j'ai lu et bien aimé ton dernier récit. Ça nous tient en haleine jusqu'au bout avec des rebondissements plausibles qui font avancer les choses et...le lecteur. Félicitations !

    Bonne continuation.
    Amitié

    Normand

    RépondreSupprimer
  2. Cher David
    C'est vraiment très bien et tu peux être fier de toi.
    Yvette

    RépondreSupprimer