lundi 21 juillet 2014

Le cadavre sur la grève

                Je lutte; je lutte contre le vent violent; bourrasques qui me terrassent, qui me font plier les genoux; rafales qui me griffent la peau, qui me giflent le visage; des broussailles toutes sèches arrachées s’enfuient en roulant m’accrochant au passage; mais je sais que je dois avancer.  Je dois avancer jusqu’au bord de cette falaise que je vois un peu plus loin. Une force qui m’attire, plus forte que moi. Un pas, deux pas; je recule; je tombe. Je me mets en boule pour me protéger. Il me faut avancer à quatre pattes, la tête penchée; une main, un pied, je progresse; je progresse petit à petit vers le bord de la falaise. Je ne sais plus si c’est le jour ou la nuit; peut-être le matin; oui, c’est peut-être le matin. Mais où est le soleil ? Et le matin de quel jour ? Je ne sais pas, je ne sais plus, mais ça n’a pas d’importance; j’avance difficilement, mais j’avance; j’arrive à marcher en clopinant, trébuchant à tout instant, claudiquant comme un vieillard, car je suis vieux aujourd’hui; vieux et rabougri et usé et chétif, comme ratatiné devant les éléments enragés d’un monde en furie, d’un autre monde. Ne penser à rien; seulement marcher, avancer, toujours. Je le vois, tout proche, le rebord de la falaise. Encore un pas, un petit pas et je pourrais l’agripper. Mon pied glisse et je tombe mais je sais que je vais y arriver, je sais que j’y parviendrai, je sais que l’atteindrai. Je suis étendu, ventre contre terre, et j’allonge le bras; il pèse une tonne; il me fait mal; mon corps douloureux racle le sol rocailleux, encore quelques centimètres… Enfin, enfin !! ma main a attrapé le bord de la falaise; maintenant l’autre. Encore un effort, ce sont les derniers, il faut que j’y arrive, il le faut. Et ce vent qui siffle de façon assourdissante que j’en ai mal aux oreilles. Et je ne peux pas lâcher pour me les protéger. Je suis parvenu à m’accrocher de l’autre main, ça y est. Je me tire vers l’avant; je me tire vers l’avant. Je ne connais pas cet endroit; je suis devant l’inconnu. Péniblement, laborieusement. Et je peux voir en bas, tout en bas, au bord de la rivière rugissante, tourbillonnante, aux courants rapides et tumultueux; là, je vois un cadavre sur la grève.
                J’écarquille les yeux; j’essaye d’ouvrir les yeux; je vois mal à cause de la distance, à cause du sable, à cause du vent. Mais voilà que le vent se calme, qu’il se tait. Pourquoi ? Pourquoi fait-il silence, silence de fin du monde ? Devant quoi ? Devant qui ? Qui commande donc cet univers chaotique, de tumultes incontrôlés ? Un être insensible…
Ce cadavre m’hypnotise, m’obnubile; je suis comme magnétisé, comme tétanisé. Comme si tout dépendait de lui.
                Je suis au bord des flots bouillonnants, rugissant d’un bruit d’enfer. Comment ai-je descendu la falaise ? Comment suis-je arrivé sur la grève ? Quel sentier ai-je descendu ? Quel chemin ai-je suivi ? Qui m’y a guidé ? Le torrent gronde assourdissant, en de terrifiants bruits de tonnerres, de trombes, de tourbillons. Les vagues gigantesques rejettent des embruns laiteux, couleur de vomi.  Oui, j’avoue que j’ai peur.
                J’ai peur de disparaître.
Je m’approche.
                Peut-être ne devrais-je pas, mais je m’approche.

Et je vois : ce cadavre couché sur la grève, le visage enfoncé dans le sable, c’est moi !

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