lundi 22 décembre 2014

La bougie qui ne voulait pas s’éteindre                

Il existe au Danemark une très jolie coutume de Noël qui date du XIIIème siècle. En ce pays, quand on fête la naissance du Sauveur, le soir du 24 décembre, chaque famille se fait un devoir d’allumer des bougies sur l’arbre et aussi partout dans la maison pour éclairer la nuit et célébrer Noël. Voici pourquoi.
Aabenraa est aujourd’hui une grande ville moderne, mais au temps de notre histoire ce n’était qu’une bourgade de pêcheurs et de marchands qui vivait du commerce que lui permettait son fjord profond. L’hiver, cette année-là, était rude, comme il peut l’être souvent en ce pays du Nord et les activités portuaires en étaient considérablement ralenties. On se préparait donc pour la Noël (« Jul » comme on dit en danois). On n’échangeait pas de cadeaux comme on le fait aujourd’hui, mais on savait parer le village, danser sur les places et festoyer en famille.
À Aabenraa, comme dans d’autres villes danoises, la sécurité des rues, le soir, était assurée par le veilleur de nuit (vaegter) qui avec son fanal et son bâton, accompagné de son chat, passait dans les rues en chantant de sa voix tonitruante pour avertir voleurs et autres filous de sa présence - on peut d’ailleurs voir sa statue sur la vaegterpladsen à Aabenraa . Durant cette période de l’année, le veilleur de nuit rythmait ses pas de chants de Noël qui étaient repris de maison en maisons par les gens qui, ce soir-là, comme à l’accoutumée se préparaient à aller à l’église pour la grande célébration de la Nativité.
Les femmes se coiffaient de leur fichu, les enfants entrechoquaient leurs sabots en frétillant d’impatience. Il faut dire que la reine Margrethe, adorée de ses sujets, possédaient un château à Aabenraa et qu’elle y résidait presqu’à l’année longue, ne se rendant à København, la capitale, que pour raisons d’État. Dans l’église de la ville on avait construit deux alcôves sur le côté afin de permettre à la reine et sa famille et aux notables du lieu d’assister aux offices religieux, tout en étant admirée, de ses sujets. Et les gens savaient que la reine ne saurait manquer la messe de Noël.
Les gens du village montaient dans la neige, en petits groupes, jusqu’à l’église; ceux des alentours y venaient en carrioles à skis en s’emmitouflant sous les couvertures et les fourrures. Tous et toutes se faisaient une joie de célébrer la venue de l’enfant-Dieu.
Tous… sauf Knud-le-grincheux, comme on l’appelait, et jamais homme n’avait mieux porté surnom. Knud-le-grincheux n’aimait rien du tout de ce qui s’appelait fête, réjouissances, célébration. Il ne pensait qu’au travail dur sur la terre et marmonnait à tout venant de la frivolité des gens à cette époque de l’année. Ses enfants et sa femme devaient marcher droit et n’osaient guère contester. Ils vivaient dans une chaumière à l’extérieur du village et voyaient  peu souvent les autres gens. Or donc, ce soir-là, ils allèrent se mettre au lit comme d’habitude.
Ce n’était pas Knud ne croyait pas à la venue de Dieu sur la terre en un petit enfant -quand même il ne fallait pas se moquer des choses saintes - mais il ne pouvait supporter la vue des gens qui danseraient et chanteraient sur le parvis de l’église après la grande messe. Alors il gardait les siens à la maison malgré les visages défaits des enfants. Après avoir raconté l’histoire du bébé Jésus, de sa mère, des bergers, des anges et des rois, à la fin du repas, la mère avait couché les enfants; maintenant elle s’affairait à ranger la salle à manger, tandis que Knud fumait sa pipe en regardant par la fenêtre la neige qui tombait pesamment.
-Le vent va se lever; il y a une tempête en route, dit-il.
En effet, une tempête se préparait; déjà la nuit était noire comme du charbon, et au loin on pouvait voir le début de la poudrerie sous les premières bourrasques. D’ici peu, une heure au plus, toute la région allait subir les assauts d’une terrible tempête.
Hochant la tête, sa femme approuvait; en soupirant elle pensait à tous ces gens qui reviendraient chez eux dans la tempête. « J’espère qu’il n’arrivera rien de fâcheux à personne, » se disait-elle. Sa tâche terminée, elle alla dans la chambre pour se coucher.
C’est alors que Knud se lève pour éteindre la bougie et faire de même. Il souffle : la flamme ne fait que vaciller; il souffle une deuxième fois : même chose. Alors il fait plus attention, il souffle droit sur la flamme avec vigueur : mais la bougie ne semblait pas vouloir s’éteindre !
« Est-ce drôle que ce phénomène, » se dit Knud-le-grincheux, ou plutôt Knud-l’étonné.
Il se met à souffler et souffler et souffler de plus en plus fort, de tous côtés, dans tous les sens, mais rien n’y fait; il s’enrage, il gesticule, il grimace, il grogne, il peste, il postillonne, il halète, il est tout rouge… le pauvre Knud-l’abasourdi ! mais la bougie refuse catégoriquement de s’éteindre.
« Par la mâle mort, dit Knud tout haut, qu’est-ce que ce mystère ? Serait-ce le démon ? » se demande-t-il sentant une bouffée d’angoisse lui monter à la gorge. Il appelle sa femme et lui montre la bougie ensorcelée.
-Laisse-la ! il ne faut pas tenter le diable, murmure-t-elle en pieuse croyante de son temps.
Mais Knud répond :
-Ah, mais ça ne va pas se passer comme ça! Je veux que ma chandelle s’éteigne. Ne serais-je plus maître dans ma maison ?
Il décide de l’étouffer et il prend un boisseau et le met à l’envers sur la bougie… mais, phénomène encore plus étrange, la clarté de la flamme transparaît à travers les fentes du boisseau et éclaire toute la pièce.
Ni Knud, ni sa femme ne se sentent très rassurés et la tempête qui fait rage maintenant au-dehors ajoute à l’aspect fantomatique du moment. Quand, tout-à-coup, ils tournent la tête en entendant qu’on frappe à la porte. Serait-ce le diable ?
Ils se regardent, craignant de faire quoi que ce soit; ils retiennent même leur souffle. Mais on frappe à nouveau, quatre coups vigoureux cette fois-ci.
« Ouvrez, ouvrez, dit une voix. De grâce ouvrez-moi ! »
La mère se décide enfin et, prenant la bougie d’une main, va ouvrir la porte qui laisse pénétrer un grand coup de bourrasque et une étrange apparition : un être de grande taille, tout couvert de neige des pieds à la tête, dont même les traits du visage sont cachées sous une couche de neige.
-Tak, Tak, mange tak; merci, merci beaucoup, dit l’homme en s ‘approchant de l’hâtre; il secoue ses vêtements et commence à se réchauffer.
-Qui êtes-vous ? questionne Knud d’un ton qui se veut assuré mais qui cache mal sa perplexité.
-Je suis un voyageur égaré et fourbu. Je vais de ville en ville pour porter des messages et des missives. Je me rendais à Aabenraa depuis Sodenborg et je me suis fais prendre par la tempête. Ah, quel temps !
-Sodenborg ! mais c’est à 30 bonnes lieues d’ici !
-Je sais, mais aucune distance n’est trop grande pour les porteurs de bonnes nouvelles : j’allais annoncer à une dame de la ville que sa jeune cousine avait eu un adorable bébé, et que tout s’était passé on ne peut mieux. D’ailleurs j’étais parti de bon matin pour me rendre à destination à la tombée du jour, mais j’ai été retardé parce que j’ai du secourir un pauvre voyageur qui avait été assailli par des brigands. Je l’ai trouvé sur le bord du chemin alors qu’il gisait à demi-mort depuis je ne sais combien de temps; le pauvre homme ! Et le temps de m’en occuper et de le mener à une auberge des environs, je me suis mis en retard et je me suis vu pris par la plus terrible tempête que j’ai vue depuis longtemps.
Knud et sa femme ne perdait pas un mot de ce récit.
-Mais voila que pensant être définitivement perdu dans la tempête - et je recommandais déjà mon âme à Dieu - j’ai aperçu au loin la lumière de votre bougie. Un vrai miracle ! Je craignais que tout le monde serait à l’église ou bien déjà couché, mais non, grâce à vous, parce que vous avez pris soin de laisser votre bougie allumée, vous m’avez sauvé de la mort. Merci,
merci.
Et l’étrange messager dans sa joie et sa reconnaissance se met à embrasser Knud et sa femme qui n’osent trop parler ni trop se regarder. Knud regarde la bougie sur la table et sent une étrange sensation l’envahir.
-Ah ça, reprend le voyageur, il faut que je vous remercie. Oui, oui vous m’avez sauvé la vie !
Et aussitôt, il sort de son havresac des coussins brodés, un tapis, des moufles et des jouets pour les enfants, un châle délicat pour la mère et même un petit tonnelet de bière pour Knud. Celui-ci et sa femme regardent toutes ces surprises avec des larmes dans les yeux.
-Voila pour vous montrer ma reconnaissance, et c’est encore trop peu pour votre bougie allumée dans la nuit; mais je vois que la tempête s’est calmée. Je dois porter ma bonne nouvelle à bon port.
-Comment vous appelez-vous ? demande Knud.
Mais personne ne répond, la porte s’est déjà refermée. Par la fenêtre, Knud voit une trace de pas dans la neige qui disparaît dans la nuit étoilée.

Depuis lors, dans tout le Royaume du Danemark, chaque Noël, on allume des bougies dans la nuit, et on fête la joie de donner et de recevoir.


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