lundi 15 décembre 2014

L’enfant de Noël

Comment raconter cette étrange histoire ?
Il y a quelques jours, je m’en revenais chez moi en métro. Fatigué, bercé par le balancement des wagons, sans doute me suis-je assoupi quelques instants; avec un sursaut, j’ouvrais les yeux au milieu d’un tunnel, ne sachant plus exactement où j’étais. La station à laquelle le métro est arrivé m’était totalement inconnue. Peut-être s’agissait-il d’une de ces nouvelles stations récemment inaugurées. Un peu perplexe, je descendais.
Je cherchais à m’orienter, et j’ai vu alors – et ça n’allait pas être la dernière surprise de ce soir-là – une petite fille qui regardait intensément une carte murale. Je la voyais de dos : elle devait avoir huit ou neuf ans, elle semblait très absorbée, les mains dans le dos, la tête un peu penchée. Elle avait de longs cheveux très blonds, presque blancs et était toute menue dans une simple robe bleutée parsemée de plein de brillants. Je m’approchais d’elle.
Subitement elle s’est retournée d’un coup, et d’un élan, est venue sauter juste en face de moi, les bras écartés, en criant : « Bouh ! »
Je devais avoir je ne sais quel air piteux ou saisi, car elle s’est mise à rire, d’un rire si étrange et si clair comme si des milliers de fins glaçons s’entrechoquaient mélodieusement.
-Viens avec moi, me dit-elle.
-Où ?
-Oh la la… viens j’te dis.
Elle avait une si drôle de façon de marcher. Une sorte de sautillement souple et léger. En me tirant par la main, elle me menait vers une porte… et c’est à ce moment que je réalisais qu’il semblait n’y avoir personne d’autre que nous dans la station. La petite fille a ouvert la porte et je regardais…
Je voyais tout plein d’enfants, de toutes ethnies, de toutes races, de tous âges, de tous les coins du monde, assis, appuyés sur des boîtes ou sur les murs, ou couchés les uns sur les autres; ils paraissaient attendre quelque chose. Certains dormaient le souffle court, haletant, d’autres m’ont regardé, les yeux grand ouverts. Et soudain, je me suis vu, moi-même, là parmi ces enfants; je me voyais enfant, assis par terre, le menton sur les genoux, les yeux mi-clos.
« Mais c’est moi ! » me suis-je exclamé.
À ma grande surprise, la petite fille a répondu :
-Mais non ! en refermant la porte. Viens avec moi.
Je ne savais que dire, ni que penser.
Elle m’a amené sous un escalier et m’a montré une ouverture dans le plancher.
-Regarde !
C’était une grande salle aux néons clignotants. Il y avait des jeunes qui dansaient aux rythmes d’une forte musique, d’autres qui prenaient une bière. Dans un coin, un petit groupe se passait des joints. Et là aussi, je me reconnaissais au milieu d’eux.
-Mais c’est moi !
Et à nouveau, la petite fille a rependu, en refermant la trappe :
-Mais non, voyons… Viens !
Elle m’a fait monter l’escalier et nous avons franchi les tourniquets. Où était le contrôleur ? Arrivés en haut, à la sortie du métro, elle m’a dit encore : « Regarde ! »
À travers les vitres, je voyais, éberlué, des scènes de guerre : des groupes de soldats, armes en mains, se pourchassaient; des bombes sifflaient; les édifices explosaient et s’écroulaient; j’entendais des cris et des bruits affreux. Des femmes et quelques enfants couraient se mettre à l’abri, mais les derniers, en retard d’une ou deux secondes, ont été fauchés par une rafale de mitraillette et ils sont tombés, morts. Et là encore, je me suis vu au milieu du carnage, avec des allures de Rambo, tiraillant de tous côtés.
« Est-ce que c’est moi ? »  ai-je demandé à ma petite compagne sans la regarder.
-Mais non ! a-t-elle répondu avec son petit rire clair. Rapidement elle m’a entrainé dans la station; nous avons retraversé les couloirs en courant et nous sommes ressortis de l’autre côté.
La nuit était venue. Il neigeait d’une grosse neige molle et lente. Il ne faisait pas très froid et j’étais content de respirer l’air frais du dehors. Nous avons marché un peu dans les rues illuminées des lumières de Noël. Elle me tenait toujours par la main.
« Regarde, » m’a-t-elle dit une autre fois.
Elle me montrait une fenêtre éclairée, celle d’une pauvre maison, presqu’un taudis, qui donnait sur un salon à la peinture jaunie, qui s’écalait par endroit; il n’y avait guère de mobilier; des couvertures servaient de rideaux. Un homme, en maillot, regardait la télévision et dans un coin; il y avait une femme écrasée sur un fauteuil, la tête dans ses bras, pleurant sans bruit.
-Ta gueule!! lui a crié l’homme, ajoutant une obscénité.
Et comme il se levait en faisant mine de la frapper, la femme s’est redressée. Avec stupeur, je découvrais que ce visage tuméfié, noyé de larmes, c’était le mien !...
« Viens. » 
Cette fois, la petite fille a devancé mes interrogations.
-Mais non, ce n’est pas toi, me dit-elle en m’entrainant.
J’étais fatigué, j’en avais assez, mais je l’ai suivie…
Et nous sommes entrés dans une autre maison d’un quartier plus riche; une maison que je connaissais… oui, c’était l’ancienne maison de mes parents. On entendait des rires et des éclats de voix: on entendait les gens s’amuser et partager leur joie de fêter en famille.
Nous étions au seuil de salle à manger, personne ne faisait attention à nous. Tout le monde était là : mes parents, mes frères, ma sœur aînée qui pourtant ne donne pas souvent de ses nouvelles, mes enfants et même quelques membres de notre parenté d’Europe ! Et ça mangeait et festoyait ferme.
Alors, je me suis aperçu que je n’y étais pas.
-Mais je ne suis pas là ! ai-je prononcé tout haut.
Mais cette fois, baissant les yeux, la petite fille n’a pas répondu.
Nous sommes sortis, lentement. Il ne neigeait plus, mais le froid était vif.
« J’ai froid, » m’a-t-elle dit en se serrant contre moi.
Je l’ai prise dans mes bras, et c’est seulement là que je me suis rendu compte qu’elle était pieds nus. Elle a mis ses bras autour de mon cou,  et je sentais, à peine, à peine, son souffle sur ma nuque.
-Dépêche-toi, a-t-elle murmuré; j’ai froid.
Elle semblait souffrir en effet. Son visage se crispait, sa peau était presque laiteuse; ses lèvres frémissaient de fièvre, elle tremblotait un peu.
Je courais, ce précieux fardeau dans mes bras, et, j’ignore comment, je me suis retrouvé à la station de métro. Sa tête dodelinait sur ma poitrine, ses bras pendaient. Elle se mourait.
À l’intérieur, elle me dit en un souffle : « Couche-moi sur ce banc » et c’était à peine audible; j’obéissais sans réfléchir.
-Ton métro arrive, David; dépêche-toi sinon tu vas le rater.
Elle avait un air pitoyable; j’avais le cœur serré et les larmes au bord des yeux. Avec sa main elle m’a repoussé tout doucement, tout doucement… et comme un automate, j’entrais dans le métro. Impulsivement, je criais : « Mais toi, qui es-tu ? »
Et alors que les portes se refermaient, j’entendais une voix qui semblait venir de l’intérieur de moi :
-Je suis l’enfant de Noël…
*     *
Je suis arrivé à destination et je suis sorti. Pendant un instant en montant l’escalier, j’ai eu peur de retrouver les soldats et la guerre au-dehors. Mais non, il n’y avait que les lumières et les décorations de Noël, la musique des haut-parleurs et les gens qui se hâtaient de terminer leur magasinage des fêtes.


1 commentaire:

  1. Cet enfant de Noel, nous l'avons si enfoui au fond de nous que nous ne le voyons plus............De douces Fêtes à tous Dominique

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