lundi 29 décembre 2014

La nuit du mirâcle

Ici en Gaspésie, on appelle la nuit de Noël : « la nuit du mirâcle ». Je croyais bien que le miracle de cette nuit spéciale entre toute était en fait la naissance de cet enfant qui deviendra le Sauveur du monde... jusqu’au ce jour , il y a peu, où j’ai fait la rencontre de Joseph Bujold, le plus grand conteur d’histoires de ce côté-ci de la Gaspésie, « de toute la Vallée (de la Matapédia), de la Baie (des Chaleurs) et jusqu’à Percé et même au-delà » comme il l’annonce lui-même sur un ton sans réplique.
« Mon p’tit gars, m’a-t-il dit, c’est pas pour rien qu’on appelle la nuit de Noël "la nuit du mirâcle"! T’avise pas de t’en moquer, car grand danger courreras ! »
Joseph Bujold a. selon les uns, quatre-vingts ans, et selon les autres, ben proche de cent ans; mais la vigueur de sa parlotte est certes celle d’un jeune de vingt ans.
-Non, mon jeune, la nuit du mirâcle, c’est la nuit du mirâcle, parce qu’à la nuit de Noël, écoute ben mon jeune, parce que durant la nuit de Noël, à chaque nuit de Noël que l’bon Dieu nous donne à chaque année à quéque part pas loin, y’a un miracle qui s’passe.
-Un miracle ?
-Oui, un mirâcle !... (Ici, il a marqué une pause pour que j’enregistre bien ces mots.) Oh, ben sûr, faut crère aux mirâcles pour en voir un, et pour sûr que les jeunes générations créent pus ben ben aux mirâcles; mais moé, Joseph Bujold, bûcheron de métier passé et conteur d’histoires de profession, j’ai jamais passé un jour de Noël sans penser au mirâcle de Noël qui devait arriver, et à chaque année, ben c’est arrivé!... Pis même que plus ça va, plus j’y pense de bonne heure. Ben tin mon jeune, les gens commencent leurs magasinage de Noël dès le mois de septembre comme que j’ai vu c’t’année à Carleton, ben moé c’est astheure que j’commence à penser à la nuit du Mirâcle.
« Ben, qu’est-ce tu veux, mon jeune, j’en ai ben entendu des histoires, pas des accroires, des vraies histoires de mirâcles qui s’étaient passés à Noël; pis moé, mon garçon, j’pourrais t’en raconter pas mal des histoires de la nuit du mirâcle parce que tel que tu m’vois icitte astheure, j’en ai vu de mes propres yeux pis vécu en mon âme même des mirâcles de la nuit de Noël. Écoute-moé ben, mon jeune, m’a te conter quéque chose ....
(Bien malheureusement, je ne peux répéter tous les récits de miracles que m’a racontés Joseph Bujold pendant plus de deux heures; peut-être un jour, un volume en sera-t-il fait : la réconciliation de la paroisse en chicane, l’apparition de la Sainte Famille en pleine messe de minuit, les tintements des cloches dans les montagnes, les deux fils Martin qui étaient partis pécher, la Julienne qui avait retrouvé son amoureux qu’on croyait mort dévoré par les loups ... et d’autres y figureront sans doute. Mais laissez-moi vous en raconter deux de ces miracles de la nuit de Noël, l’un il y a bien longtemps et l’autre tout récent.)
« Mon jeune, le premier miracle que j’ai vécu en personne, je m’en souviens comme si c’était il y a deux jours passés, même si ça fait ben proche quatre-vingts ans de d’ça que c’est arrivé. Mon père, Pacifique Bujold, pis moé on était partis le matin de la veille de Noël pour aller chercher un oncle à mon père, Pierre à Pierrot à Esdras qu’habitait à Jacket River au Nouveau Brunswick. Ça avait été ma mère, Marguerite qui avait décidé mon père à y aller. La femme de son oncle Pierre à Pierrot à Esdras, Elvira qu’elle s’appelait, était morte dans l’année; pis ses deux garçons étaient partis v’là ben des années, un vers Québec, pis l’autre vers Halifax; ça fait que y’aurait été tout seul pour Noël. En toué cas ma mère, Marguerite, elle a dit comme ça à mon père Pacifique : "Pourquoi c’est-y que t’irais pas chercher ton vieil oncle Pierre à Pierrot à Esdras de Jacket River ? Y pourrait passer les Fêtes avec nous autres, pis tu l’ramènerais pour le nouvel an." C’est pour ça que le jour avant de Noël, de bonne heure le matin, mon père pis moé on attelle pis nous v’là partis pour Jacket River. Ma mère pis mes sœurs étaient restées à la maison pour toute préparer le réveillon; qu’est-ce tu veux, mon jeune, dans c’temps-là c’tait comme ça. En toué cas, on arrive à Pointe-à-la-Croix en moins de deux heures. On était partis de St-Omer, pis j’te dis qu’la jument elle avait ben filé sur la belle neige dure comme il fallait. À Pointe-à-la-Croix, fallait prendre la traverse; mon p’tit gars, t’as pas connu ça toé, mais ça fait pas longtemps qu’y a un pont entre Campbellton pis Pointe-à-la-Croix. "Bonjour, bonjour" qu’on dit. "Ousque vous allez d’même ? et pis :"Que Dieu vous bénisse!"... pis nous v’là rendus à Campbellton. Oh, pis j’te dis mon jeune, que Campbellton c’était pas une grosse ville comme astheure, ah non! même qu’on avait même pas encore commencé à bâtir la vieille hôpital, celle qu’on a fermée c’t’année, c’est ben pour dire. En toué cas, là avec le beau temps aidant nous v ‘là è Jacket River en un rien d’temps. J’te dis que l’oncle Pierre à Pierrot à Esdras y était content d’nous voir; y aurait ben dansé la gigue devant sa défunte Elvira si ses jambes auraient pas été prises de rhumatisses comme qu’elles  étaient. On l’embarque, on l’empaquette dans les fourrures pis nous v’là sur l’retour...
« C’t’a moment-là, mon jeune, que choisit de commencer une tempête comme que j’ai jamais vu une tempête de neige commencer. En deux minutes, comme ça, nous v’là pris dans la tourmente; la neige, le vent, la bourrasque, on voyait plus rien. J’te dis, mon jeune, qu’la jument a renaclait là. Tellement qu’on a finit par perdre le chemin. Mon père savait plus trop quoi faire; pis le pauvre oncle Pierre à Pierrot à Esdras qui commencé à être gelé comme un glaçon; c’était-y qu’on l’avait sorti de sa hutte pour le faire mourir de frette, la veille de Noël ? J’sais pas exactement comment, mais on a finit pas retrouver la traverse. On était sauvés! Mon père, Pacifique Bujold, avait eu dans l’idée de suivre la berge; c’était ben risqué pour tomber dans l’eau, mais on avait vu des lumières qui nous avaient guidés jusqu’à la traverse. On s’embarque et : « Marci, marci ! Hé, qu’ça fait plaisir de t’voir... » et nous v’là de l’autre côté et pis jusqu’à St-Omer... juste à temps pour la messe de minuit.
« Mon jeune, tu m’diras que d’avoir retrouvé la traverse dans une tempête de tous les diables, c’était un gros mirâcle pour la nuitte de Noël, mais moé, Joseph Bujold, tel que tu m’vois icitte astheure, j’vas d’dire la fin mot de l’histoire. Une semaine après, mon père Pacifique pis moé on a ramené l’oncle Pierre à Pierrot à Esdras chez lui à Jacket River, pis on arrive à Pointe-à-la-Croix pour prendre la traverse. Là mon père dit marci à Samuel à David de nous avoir fait traverser dans la tempête la veille de Noël. Pis là, v’la l’autre Samuel à David qui ouvrent de grands yeux de maquereau pis qui s’met à rire comme un bon. "Ben, t’as dû rêver Pacifique Bujold, parce que mon embarcation, a pas bouger du quai de toute la durée d’la tempête! Une tempête de même, qu’est-cé que tu cré ?" comme ça qu’y dit. J’te dis, mon jeune, qu’mon père pis moé, on s’est r’gardés, pis on osait pas dire un mot.
*
*   *
-Peut-être mon p’tit gars qu’tu pense que toute ça c’est des histoires de vieux raconteur d’histoires. Mais j’vas t’raconter la nuit du mirâcle d’il y a deux ans passés, pis ça s’est passé icitte même à Pointe-à-la-Garde, pis moé-même Joseph Bujold tel que tu m’vois icitte astheure que je l’ai vu de mes propres yeux. Partir à l’aventure, comme que j’ai l’habitude de dire, c’est plus tellement pour moé puisque me v’là, comme qu’on dit avancé en âge ... mais ça m’empêche pas d’ouvrir des yeux pis de r’garder; ah non, mon jeune. Tu vois, r’garde par la fenêtre de ma cuisine, oui c’est ça; ben par là j’peux voir le chemin sur quasiment toute la longueur du village. Moé la télévision, je r’garde pas ça; y a François, mon p’tit-fils qui m’en a donné une y a quinze ans de d’ça, mais j’trouve que c’est ben du cancanage, pis ça m’donne mal aux oreilles pis aux yeux. En toué cas, quand je me mets à la fenêtre de ma cuisine pis que je r’garde, j’peux toute voir c’qui passe au village. J’peux même voir si l’curé y a d’la visite. Ben, y a deux ans passés, mon jeune, j’étais à ma fenêtre tel que tu m’vois icitte astheure pis je r’gardais. C’était la veille de Noël, dans l’après-midi, vers quatre heures, quatre heures et demi, mais à c’t’heure, y fait déjà noir, alors j’pouvais pas ben voir comme y faut, mais là j’ai vu deux personnes qui marchaient; ça devait être une femme pis son homme; ça devait être des voyageurs parce qu’ils portaient des sacs; en toué cas, j’les avais jamais vus dans l’coin. Ils marchaient lentement, l’un soutenant l’autre, mais sans gaucherie malgré la neige et la glace. Là j’les vois s’arrêter devant la maison des Bolduc. Ils faisaient rien; ils étaient juste là arrêtés devant la maison des Bolduc. Je sais qu’les Bolduc étaient chez eux. Mais c’est t’y qui voyaient rien? Quatre, cinq minutes après, v ‘là mes deux voyageurs qui recommencent à marcher, pis là ils s’arrêtent devant la maison suivante, celle des Arsenault. Pis là, la même affaire; ils restent là, quatre, cinq minutes sans rien faire, pis les v’là qui r’partent. Pis là, ils s’arrêtent devant la prochaine maison, celle des St-Hilaire, pis ils font la même chose…
« Là, là, mon jeune, tu penses ben que j’me posais des questions. Qu’est-c’est qu’ça pouvait bien être que ce pèlerinage-là ? Pis c’était qui ces deux étrangers-là? Ils se sont arrêtés comme ça devant la maison des Lavoie, pis la maison de Gray, pis les Martin... pis jusque devant chez Gabriel Leblanc. Pis à chaque fois, ils r’partaient avec leur p’tit bonheur. Pis mon jeune, j’sais pas si tu l’as connu Gabriel Leblanc, mais c’t’homme-là, c’était bon comme du bon pain; mais y était tellement malade! Y avait une maladie d’la peau qui l’faisait tellement souffrir pis aucun docteur pouvait pas rien faire pour le soulager, mais ça c’est pas nouveau qu’les docteurs savent rien. Ben, six mois après c’que j’te raconte l’Gabriel Leblanc, y est mort de sa maladie; c’était une vraie délivrance pour lui. En toué cas, v’là mes voyageurs qui s’arrêtent devant la maison mobile de Gabriel Leblanc, pis là, moé j’le vois qui ouvre la porte, pis qui leur fait signe d’entrer; alors les deux pèlerins, la femme pis son homme, pis leur chien avec, j’me souviens qu’ils avaient un chien, ils sont entrés chez Gabriel Leblanc. Ça s’rait t’y ça le mirâcle de Noël ? que j’me dis; j’étais toute tirebouchonné en pas pour rire. Pis, écoute ben mon jeune; plus tard quand j’ai sorti pour aller à la messe de minuit, j’ai vu de mes propres yeux une étoile toute belle, toute nouvelle, qui brillait plus que toutes les autres, juste au-d’sus de la maison de Gabriel Leblanc; et toute le village a pu la voir. Parole de Joseph Bujold !




1 commentaire:

  1. Cher David
    Bravo pour la nouvelle et vive le soleil et l'absence de neige.
    Ça aussi, c'est un mirâcle!
    Yvette

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