lundi 8 décembre 2014

Le cadeau

Lui, il s’appelait Myroslav, et elle, Nadia. Les deux venaient de l’Ukraine lointaine, d’un petit village de l’arrière-pays, mais il aurait bien pu s’agir de Lazlo et Mima de Hongrie, de Frantz et Greta de Prusse, de Hans et Kirsten de la Scandinavie, ou encore de Boris et d’Olga de la Russie, que cette histoire aurait été la même.
Myroslav et Nadia, comme des milliers d’autres jeunes couples, comme d’innombrables autres jeunes hommes et jeunes femmes d’Europe orientale avaient quitté qui leur village, qui leur hameau, qui leur bourgade natale ou tout simplement la ferme familiale; ils avaient quitté les privations et la faim, la misère ou la guerre et en même temps leur communauté, leurs parents et leur passé, pour l’Espoir avec un grand E : l’espoir d’un nouvel horizon, d’un nouveau monde, l’espoir d’une vie (toute) nouvelle. Le cœur gros, les cœurs serrés, les mains moites, les bras tremblants, en pleurant souvent, les femmes surtout, ils avaient serré des mains, elles avaient embrassé des joues, ils avaient agité des mouchoirs et étaient partis, un peu d’argent dans les poches, tous leurs biens dans un fichu et un sac sur le dos.
On était on début des années 1950. Le régime soviétique de l’URSS pesait lourdement sur les populations des campagnes. Il fallait aider le grand frère russe. De tant de villages, de tant de bourgs, on partait, vers l’inconnu, vers la vie. On marchait longtemps en se cachant ou on voyageait en charrette jusqu’à la ville ou jusqu’au port le plus proche où il y avait là un bateau qui les emporterait au très loin, pour toujours. On répondait le moins possible aux questions, on se frayait une place dans une enchevêtrement indescriptible de bras, de jambes, de ballots, de valises, de malles; il fallait crier dans l’oreille de l’autre pour se faire entendre. À la fin, on se tassait dans les cales ou les cabines, on endurait la chaleur, et la soif, et mal de mer et la promiscuité, la crasse et la puanteur. Parfois des bagarres éclataient pour un pain ou un mauvais regard. Au bout d’une quarantaine de jours de navigation, on arrivait en vue des côtes fantomatiques. Après combien de souffrances physiques et morales ? Combien de morts ? Combien de corps d’enfants jetés par-dessus bord ?
Myroslav et Nadia sont arrivés très affaiblis, malades, à bout de résistance, surtout Nadia, enceinte de quatre mois. En débarquant à Halifax, Myroslav l’a aidée à franchir la passerelle en titubantà peine moins qu’elle. Et là, il y a eu de nombreux contrôles, des formalités, des procédures, presque des brimades, dans une langue qui leur été totalement incompréhensible; on faisait la queue en de longues files d’attente, où on s’engueulait, où éclataient des bousculades. Puis, ça a été la quarantaine dans des casernes surpeuplées, presque des semi-prisons, où les gens mouraient de typhus, de dysenterie, de choléra, de pneumonie.
Finalement un homme qui parlait ukrainien est venu les chercher, et les a dirigés vers un train, fumant et mugissant dans un une immense gare. Nadia était si faible, avait si faim, mais cet homme a simplement dit qu’il faisait son travail et ne leur a rien donné à manger; il les a simplement mis dans le train en leur donnant deux billets de couleur bleue.
Pendant huit jours et huit nuits, Myroslav et Nadia sont restés dans le train, presque sans bouger, sans presque parler, à dormir comme ils le pouvaient bercés par les cliquetis des roues sur les rails. Leurs dernières économies ont servi à acheter un peu de nourriture. Combien d’arrêts, combien de départs, au milieu des nuits, combien de tour de roues et combien de lieux aux noms inconnus entraperçus par la fenêtre : Moncton, Sherbrooke, Montréal, Toronto, North Bay, Winnipeg... Des fois le train s’immobilisait pendant de heures; des fois il repartait en sens inverse.
Plusieurs fois par jour, Myroslav montrait les billets au contrôleur qui, quel qu’il fût, faisait invariablement le geste que c’était « plus loin, beaucoup plus loin ».
Finalement, alors qu’ils n’y croyaient plus, était-ce le bout du monde ? on les a fait descendre en une ville au nom sautillant : Saskatoon. Là, ils sont descendus sur le quai, hagards, épuisés. Zoltan Takalek un compatriote, jovial et souriant, les avaient accueillis du geste et de la voix, en cette région où coule le lait et le miel et l’argent en quantité et terre d’avenir pour les jeunes couples vaillants et vigoureux qui ont du cœur à l’ouvrage qu’est la Saskatchewan, la toute dernière-née(?) des provinces de ce grand et majestueux pays qu’est le Canada.
-Vous êtes ici chez vous, leur avait-il dit, au Canada; c’est votre nouveau pays, le pays de l’abondance et de la liberté. Bienvenue, bienvenue.
Et alors que Nadia a commencé à pleurer : « Ah, mes enfants ! vous allez voir, tout va changer maintenant, tout va bien aller maintenant; vous êtes chez vous ici, votre avenir s’ouvre tout grand devant vous. 
Mais leur chez-soi leur a semblé bien loin encore. Il leur a fallu prendre la charrette pendant deux jours complets; heureusement ils ont pu se restaurer un peu en route et surtout, pour la première fois depuis deux mois, ils avaient dormi dans de vrais draps. Et ils avaient pu se laver ! Ce n’est que le deuxième soir qu’ils sont enfin arrivés à leur destination ultime : Estherhazy.
Trois  mois depuis leur départ de leur village là-bas en Ukraine ! Comme il leur semblait maintenant si éloigné dans le temps et l’espace ! Après les bienvenues, on les a installés dans une toute petite maison en bois, toute neuve, tout juste construite à leur intention quelques jours auparavant, qui sentait la sciure et le savon, simplement meublée : une table, deux chaises, un lit de paillasse, une commode, quelques ustensiles de cuisine; à cela s’ajoutait quelques instruments de ferme et quelques outils, et à perte de vue, loin, loin aussi loin que l’œil pouvait porter l’horizon et l’immensité de la terre et du ciel.
Dès le lendemain, des hommes sont venus avec des bœufs et de l’équipement pour
« casser » la terre, et des femmes avec eux pour aider Nadia à s’installer. Il était déjà tard dans la saison et il fallait faire vite. On avait bien travaillé, on bien ri et le soir, quand ils se sont retrouvés tous seuls, Myroslav et Nadia, dans leur lit, se sont enlacés, se sont embrassés, se sont souri, et à quelque part en eux, ils ont commencé à  y croire.
Chaque jour, Myroslav travaillait sur sa terre, à déraciner les arbres, à dépierrer, à ensemencer; il rentrait fourbu et immensément heureux, et Nadia l’attendait, lui servait à manger et lui souriait. C’était peut-être le soleil, c’était peut-être la vie qui reprenait, c’était peut-être le bébé qui s’en venait, elle aussi se trouvait heureuse. Quand les premières pousses sont apparues et ont grandi, quelle joie ça avait été !
Et Marika qui est née !! Gros bébé joufflu; double, triple joie. Myroslav et Nadia auraient même osé danser devant la porte de leur petite maison. Mais bientôt, si vite, trop vite, les malheurs sont venus : des pluies torrentielles, qui ont inondé les champs et noyé les jeunes pousses encore trop fragiles. Il a fallu recommencer; ensemencer à nouveau, mais les premières gelées ont détruit toute la future récolte. Puis Nadia est tombée gravement malade, et la petite Marika à son tour qui mourra bientôt, empoisonnée par le lait ou par l’eau…
C’est à sa petite fille qu’en cette veille de Noël 1952, Myroslav pense, à sa petite fille qui est morte. Il pense à tous ces malheurs qui se sont jetés sur eux, si goulument. Dans la maison les provisions sont épuisées, il n’y a plus rien à manger. Il se sent très faible et il voudrait bien se blottir contre sa Nadia, mais il ne veut pas la réveiller. Pourquoi cette misère ? Pourquoi avoir quitté notre pays ? Pourquoi crever ici comme des chiens ? Où est-il ce Zoltan qui leur a promis une vie de rêve ?
Les pieds bien au chaud à s’empiffrer, c’est sûr. Personne n’est venu leur rendre visite pour Noël à cause de la tempête, du blizzard qui a soufflé pendant deux jours. Noël en Ukraine est plein de gaieté, plein de cadeaux, de chants dans les places, plein de visiteurs qu’on ne voit qu’une fois par année. Et il y a la majestueuse célébration à l’église qui rassemble le village au grand complet.
C’est la pleine nuit. Le ciel est tout plein d’étoiles, la tempête est terminée. Myroslav se lève. Il va dans la cuisine. Comme il fait froid ! L’eau dans le seau est gelée. Le bruit qu’il fait réveille Nadia. Elle l’appelle.
-Myrna... appelle-t-elle doucement de la chambre; viens ici.
Lentement, Myroslav revient dans la chambre.
-Viens près de moi, dit Nadia en soulevant la couverture de paille et il s’étend à côté d’elle.
-Ne sois pas triste, reprend-elle.
-Pas triste ! Comment veux-tu que je ne sois pas triste ? Quel Noël et quelle vie est-ce que je t’offre ? Je n’ai même pas une friandise à t’offrir, même pas un espoir. C’est moi qui t’ai entraînée dans ce pays maudit. Tous les malheurs nous sont tombés dessus, jusqu’à notre petite Marika qui est morte. Et nous aussi on va crever.
-Calme-toi, mon Myrna. Le printemps reviendra. Et aussi... je vais te dire quelque chose : je suis enceinte, nous allons avoir un autre enfant.
Alors Myroslav, avec une tendresse venue de plus doux du cœur de Dieu, prend sa jolie Nadia dans ses bras, et il fait quelque chose qu’il ne s’est pas permis de faire jusqu’à maintenant, il se met à pleurer.


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