lundi 25 mai 2015

Le crime du dimanche des Rameaux
21

                -Répète un peu ce que tu viens de dire…
                -Ben… chef, j’ai dit que dans tous les appels que le pasteur avait fait avec son cell, il y avait un numéro qui marchait pas avec le reste : il y a cinq semaines, vendredi en soirée, il a téléphoné à une clinique d’avortement de Buckingham; c’est ça qui est ça.
                -Mais dis-moi une chose, Yannick; les avortements, ça ne se fait pas au CLSC ?
                -Vous avez tout compris chef. Il a effectivement téléphoné au CLSC de Buckingham, mais là il n’est pas passé par la réception, il a fait directement le numéro de l’extension pour la clinique d’avortement.
                -Comme s’il la connaissait d’avance.
                -Oui, c’est sûr; il a fait les dix chiffres du numéro du CLSC, et immédiatement après les trois autres pour la clinique d’avortement.
                -Merci Yannick, c’est du beau travail. Tu vas te mettre sur l’ordinateur maintenant ?
                -Oui, chef; je prends ma pose du diner, puis je commence.
                Paul raccroche et immédiatement téléphone à Roxane.
                -Oui, allo… Papa ?
                -T’es où ?
                -!!? Comment ça « T’es où ? »; tu parles comme les ados maintenant ?
                -Bien, qu’est-ce que tu veux ma fille, depuis que tu m’as converti au téléphone cellulaire je me sens rajeunir. Mais bon, dis-moi où tu en es…
                -Écoute, je ne peux te parler maintenant, je suis au garage…
                -Encore ! C’est bien long !
                -Non… j’ai trouvé ce que je voulais. Là je suis à l’autre garage chez Marc Desjardins.
                -OK, je te laisse, mais n’oublie pas d’aller retrouver Nancy Fournier cet après-midi; quand je suis passé au bureau de la municipalité, elle m’a prié de te dire qu’elle voulait te parler qu’elle, texto, « ne t’avait pas dit toute la vérité ».
                -Très bien; merci papa; je finis ce que je fais et j’y vais. Et toi, où en es-tu avec tes femmes ?
                -Elles vont bien mes femmes, et certaines plus que d’autres. Je te raconterai. Là je m’en vais vérifier quelque chose à Buckingham.

                En effet, Roxanne était maintenant dans le garage concurrent de chez Besson. Pendant la visite sur les lieux de l’accident avec Guy le chauffeur de la remorqueuse, elle s’était rendu compte que quelque chose clochait. Pourquoi avait-il eu un accident à cet endroit précis, et ce jour-là précisément ? Dans un tel endroit désert, isolé, par une belle journée d’hiver, où il n’y avait pas de tempête, pas de vent, et pas de glace sur le chemin ? On dirait qu’il l’avait fait exprès ou bien alors qu’il avait conduit comme un fou et avait perdu le contrôle. Mais ni l’une ni l’autre des hypothèses ne correspond au caractère du pasteur Sébastien St-Cyr. Et puis, surtout il y a les dommages sur sa voiture : comment l’aile gauche avait pu être défoncée alors qu’il est tombé sur le côté droit ? Plus de doute possible : on l’avait aidé. « Quelqu’un » était arrivé d’en arrière, l’avait dépassé, il ne devait pas rouler vite, et ce « quelqu’un » s’était rabattu sur le côté contre sa voiture ! Intentionnellement. Sébastien a dû avoir toute une frousse ! Peut-être a-t-il essayé d’accélérer, de s’enfuir... L’agresseur, un cas de rage au volant ? a dû recommencer, tant et si bien que la voiture du pasteur a fini par tomber dans le fossé. Son coup fait, ce « quelqu’un » s’est enfui et l’a laissé se débrouiller seul. C’est là que Sébastien avait téléphoné au garage chez Besson.
                Mais pourquoi n’avoir rien dit ? C’est incompréhensible ? Pourquoi est-ce qu’il n’a porté plainte ? C’est ce que tout le monde fait dans ces cas-là. Normalement. C’est une agression armée après tout, sinon même une tentative de meurtre. On a voulu le faire peur, lui faire mal, le blesser. Et il n’a rien dit. Même pas à Nancy. Surtout qu’il a très probablement du reconnaître son agresseur. Il savait c’était qui. À moins que c’était une personne d’ailleurs à qui on aurait passé un « contrat » ?... Voyons, ça ne tient pas debout. C’est du roman. Est-ce que c’est le même qui est revenu le voir, samedi soir ? Il y a de bonnes chances que ce soit le même; c’est possible oui. Pour lui faire peur une autre fois. Pour le faire partir ? Ou alors pire ? Pour le faire taire pour de bon ? Qu’est qu’il savait qu’il ne devait pas savoir ? Qu’est-ce qu’il avait vu ou entendu ou fait ? de si grave, pour mériter que quelqu’un souhaite sa mort, et même veuille le tuer ? Il y a du se passer quelque chose de grave au village. Les gens doivent le savoir; c’est un petit milieu; tout le monde connaît tout le monde.
                De retour au garage, Roxanne avait demandé à Alain Besson de pouvoir parcourir les registres de facturation des dernières réparations, sans lui dire exactement ce qu’elle cherchait. En fait, elle cherchait l’autre voiture. Si vraiment, comme elle en était convaincue, « quelqu’un » avait envoyé dans le décor, la voiture de ce « quelqu’un » avait aussi dû subir des dommages. Le contraire était impossible, les chocs avaient été trop violents. Peut-être y avait-il encore de débris sur la route. Ah ! je suis bête, je n’ai pas pensé à regarder plus attentivement la section de la route en détails. Il va falloir que j’y retourne. Décidément, après les éclats de la guitare, cette histoire est pleine de petits débris. Dans les registres de Besson, elle n’avait rien trouvé : aucune voiture n’avait été réparée pour des dommages à l’aile droite.
Alors Roxanne avait pensé à aller à l’autre garage, chez Marc Desjardins. C’est là qu’elle se trouvait quand son père l’avait appelée pour lui demander : « T’es où ? ». Le propriétaire s’était montré très aimable. C’était un jeune homme plein d’entregents, plus jeune qu’Alain Besson, dynamique, avec un beau sourire. Son garage était bien tenu, ce qui n’est pas toujours les cas. Il y avait un ordinateur portable bien en vue sur le comptoir. Ils s’étaient mutuellement charmés; ils avaient blagué. Et, surtout, Roxanne avait découvert ce qu’elle cherchait; avec les registres en fichiers électroniques, ça n’avait pris que quelques instants : oui, il avait fait la réparation de l’aile gauche d’un voiture, il y a un mois. C’était la voiture d’un certain Jérôme Abel.
-Merci beaucoup, Marc; tu m’as vraiment beaucoup aidée.
-Ah, c’est rien

                Pendant ce temps, Paul avait filé à Buckingham. Il s’était arrêté en vitesse dans un petit casse-croûte en passant par Notre-Dame-de-la-Croix s’acheter un sandwich et un café (Ah, il faut que j’arrête de boire du café !) qu’il avait ingurgités en conduisant. Il réfléchit tout au long du chemin jusqu’au CLSC. C’est Nancy qui se serait fait avorter ? Elle serait tombée enceinte de lui et ils n’ont pas voulu garder le bébé ? C’était trop compromettant ? Ce serait ça « toute la vérité » qu’elle n’a pas avouée à Roxanne sur le coup ? Et est-ce que c’est relié à son agression ? Quelqu’un l’aurait appris et n’aurait pas été content du tout de savoir que le pasteur avait batifolé avec une fille de la place ? Et qu’elle s’était fait avorter ? En 2015 ? C’est difficile à croire. Qui est-ce que ça pourrait être ? Un amoureux éconduit devenu jaloux ? Un ex-conjoint qui veut essayer de la reprendre ? Ce Popeye lui-même ? Peut-être que ça n’a aucun lien après tout… mais il faut quand même qu’il y ait un mobile.
Paul va directement à la réception.
                -Bonjour, je suis Paul Quesnel, chef du bureau de la SQ à Papineauville. Est-ce que je peux parler à la personne responsable.
-Je vous appelle l’infirmière-chef.
Quelques instants plus tard, arrive une grande femme, avec une belle silhouette dans un uniforme vert qui lui sied bien qui marche avec assurance.
-Je suis Marie-Thérèse Villeray, je suis l’infirmière-chef du CLSC. Veuillez passer dans mon bureau.
-Bonjour madame Villeray. Je ne ferai pas trop de préambules. On m’a dit qu’il se pratique des avortements ici, et je voudrais quelques informations.
-C’est tout à fait légal de pratiquer des avortements.
-Je le sais, madame. Il n’y a aucun problème. C’est juste que je mène une enquête sur un grave accident qui s’est passé en fin de semaine et je ne dois négliger aucun piste; et il semblerait que l’une des pistes que je poursuis mène à votre clinique.
-C’est assez inusité.
-Oui, en effet. De ce que on aurait fait un coup de téléphone ici il y a cinq semaines, vendredi en fin d’après-midi venant de Noyan, de ce numéro téléphone cellulaire; et la personne qui a téléphoné a rejoint directement à la clinique d’avortement sans passer par la réception. La personne qui a téléphoné a du prendre rendez-vous ou demander des informations.
-Probablement, mais je ne sais pas si je peux vous aider : les appels que nous recevons ne sont pas enregistrés; ils demeurent anonymes et confidentiels. Cette personne a certainement téléphoné mais si elle n’est pas passée par la réception, il ne reste aucune trace de l’appel. Il faudrait demander à Jeanine qui est l’infirmière qui reçoit les appels pour d’éventuels avortements et qui les coordonne, mais se souviendra-t-elle d’un appel d’il y a plus d’un mois.
Jeanine Bellefleur répond qu’elle ne saurait trop dire. Il y a plusieurs appels par semaine, surtout de demande d’information, et elle n’a pas de souvenir précis de celui-ci en particulier.
Paul se sent comme dans un cul-de-sac alors que le sac d’or est juste de l’autre côté du mur. Soudain, il a une idée. Il y a peut-être quelque chose à tenter.
-Je sais que tous vos registres sont confidentiels, mais je viens dans le cadre d’une enquête sur une agression grave. Dites-moi, est-ce qu’une jeune femme habitant à Noyan est venue chez vous se faire avorter durant, disons, les cinq dernières semaines ?
-Ça je pourrais facilement le vérifier.
Les deux infirmières se consultent. Jeanine s’en va dans son bureau consulter ses dossiers, suivie de l’infirmière-chef et de Paul
-Oui, en effet, je vois qu’il y a ne jeune fille qui est venue pour un avortement, il y a un tout juste mois.
-Est-ce que je peux avoir son nom ?
-Tout ceci est strictement confidentiel.
-Vous avez raison, je ne lui en parlerai pas.
-Son nom était Jessica Abel.

-Merci infiniment à vous deux.

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