Les flammes
de l’enfer
15
Après sa conversation avec le maire Simon Abel, Paul avait rejoint sa
fille qui l’attendait à Notre-Dame-de-la-Croix. Ils s’étaient donné rendez-vous
en face de la nouvelle église à la sortie du village. L’ancienne église
catholique avait brûlé il y avait une douzaine d’années et la paroisse n’avait bien
sûr pas les fonds suffisants pour en construire une nouvelle. La communauté avait
donc décidé de faire l’acquisition de l’ancien salon mortuaire alors vacant
depuis que l’entrepreneur de pompes funèbres avait déménagé à Saint-Rémi dans
un bâtiment beaucoup plus spacieux. L’ancien salon mortuaire avait été rénové
et réaménagé et convenait bien aux besoin de la paroisse qui se réduisait
maintenant à une vingtaine de personnes âgées. Le curé venait faire la messe
une fois par mois. Les langues polissonnes n’avaient pas hésité pas à faire des
liens entre l’usage premier du local et l’état de déclin de la communauté et sa
mort prochaine. L’avenir allait d’ailleurs leur donner raison.
-Ce qu’il nous fait conclure, c’est que fort probablement c’était lui,
Gustave Abel, ou Ti-Gus comme on l’appelle, qui avait mis le feu aux sept
maisons. Pourquoi ? On ne le saura sans doute jamais. Malgré ce que dit son
cousin, il devait être pyromane sur les bords. Ce qu’on sait par contre, c’est
que l’enquête a été salement bâclée ! Si j’avais été là, ça aurait été
différent. Je me souviens que le bureau régional de la SQ avait envoyé un
enquêteur de Gatineau pour me remplacer. Sans doute qu’il ne voulait pas trop
se compliquer la vie pendant ces six mois-là alors il n’est pas allé bien loin.
Et moi quand je suis revenu, je n’ai pas pris le soin que j’aurais dû à lire
son rapport.
-Toi et la paperasse…
-Je sais; si j’avais fait plus attention, je me serais sans doute
aperçu de quelque d’incomplet. Mais bon, ce qui est fait est fait.
-Est-ce qu’on va rouvrir l’enquête ?
-C’est une bonne question… C’est fort possible; on verra ce qui va
sortir de l’enquête sur la mort de Gustave Abel, et ensuite, oui, on pourra
clore l’affaire. Et puis il y a le rôle de cet ancien pasteur, Doyon qu’il
s’appelle; il faut aller le voir. C’était son deuxième père.
-Oui, il sait certainement quelque chose, peut-être Gustave s’est
confié à lui, ou à sa femme…
-Il est maintenant à la retraite mais ça ne devrait pas être difficile
de le retrouver.
-Alors maintenant, sus à Sansregret !
-Oui, tu vas me le te savonner sans peur et sans regret !
-Papa !!
-Excuse-moi, mais celle-là je voulais la faire depuis un bon bout de
temps.
-En tout cas, c’est sûr qu’il détient une ou des clés de cette affaire.
-Oui… Quels étaient ses liens exacts avec le Gustave ? Est-ce qu’il le
faisait chanter ?... Ça me semble dur à croire que ces deux-là aient eu une
relation homosexuelle ?? et que Gustave en obtenait des faveurs ?
-Depuis quand se connaissaient-ils ? Comment ils se sont rencontrés ?
Qui d’autre était au courant de leurs arrangements ? Et surtout, qu’est-ce
qu’il sait exactement à propos de cet « accident » ? C’est ça
qu’il faut savoir.
-Oui… Et s’il ne collabore pas, j’irai chercher un mandat
d’arrestation, c’est sûr... Bon, allons-y. Passe en premier, je te suis.
Juste avant le dernier tournant, Paul voit l’annonce : « Le
Parc Natura, “cerfs” riche en découvertes ». Oui, aujourd’hui, ça se pourrait bien qu’on fasse pas mal de
découvertes. Les deux voitures franchissent le cordon de sécurité l’une derrière
l’autre. Le stationnement est vide; le Parc a l’air désert. Tout est
silencieux : la clientèle est absente et seul le personnel essentiel est
sur place. On n’entend même pas les oiseaux comme s’ils avaient compris qu’il
s’était passé quelque chose de grave. Pendant que Roxanne descend et se dirige
vers l’accueil, Paul reste un peu en retrait. Aussitôt, Martin Sansregret sort
du bâtiment de l’administration et accourt vers elle souriant comme un
jouvenceau.
-J’vous gage que vous venez me dire que vous avez terminé votre enquête
! Est-ce que je vais pouvoir rouvrir le Parc ?
-On avance bien, monsieur Sansregret, mais on n’a pas encore tout à fait
terminé.
-Ah non !? Comment ça ?
-Je vais avoir besoin de vous; vous allez nous aider.
-Moi ?? Mais je n’vois pas ce que je pourrais faire !?
-J’ai besoin de me faire confirmer quelques petits détails pour mettre
fin à l’enquête; auriez-vous un endroit tranquille où on peut discuter sans
être dérangés ?
-On peut aller dans mon bureau; c’est le meilleur endroit pour jaser.
-Je suppose que l’inspecteur Quesnel, que vous connaissez déjà, peut
venir avec nous. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, n’est-ce pas ?
-Non, non… Non, non… Pas d’problème.
-Très bien. Alors allons-y.
Le bureau de Martin Sansregret n’est pas très grand, mais il est
avantageusement mis en valeur semble grâce aux immenses baies vitrées qui donne
sur une partie de la forêt qui lui donne un air plus spacieux. Sur le mur sont
accrochés quelques « trophées » de chasse : des têtes empaillées
d’un renard, d’un coyote et d’un cerfs de Virginie. Il y a aussi en face quelques
étagères de livres et de revues, et, en-dessous, un petit bar avec quelques
bouteilles d’alcool : whisky, porto, Grand Marnier… L’ameublement est bien
choisi. Le dessus du bureau est vide de tout papier; s’y trouvent seulement un
ordinateur, une tablette et un téléphone. Martin Sansregret s’assoit en terrain
conquis sur son fauteuil de cuir et regarde en souriant Roxanne qui s’installe
à son tour en face de lui. Elle a attaché ses cheveux en queue de cheval, ce
qui la rajeunit. Paul remarque d’un mauvais œil que le propriétaire du lieu ne
reste pas insensible à léger maquillage, son allure sportive, son uniforme
impeccable... Mais Roxanne ne laisse pas le temps à Martin Sansregret de trop
la lorgner, car sitôt assise dans son fauteuil, elle le tance.
-Monsieur Sansregret, il y a vraiment une grosse question que me
chicote : quels étaient vos liens avec Gustave Abel ?
Le propriétaire du Parc Natura, piqué au vif, bondit comme un clown qui
sortirait subitement de sa boite. Paul se fait la remarque qu’il prend la même
teinte cramoisie.
-Mes liens, mes liens ?? Mais c’était mon employé, qu’est-ce que je peux
vous dire de plus ?!
- Assoyez-vous, monsieur Sansregret. Je n’irai pas par quatre chemins,
il y a plusieurs détails et des détails intrigants auxquels je ne trouve pas
d’explication. Par exemple, pourquoi Gustave Abel n’était pas sur la liste de
paye du Parc Natura comme les autres employés ?
-Qui vous a dit ça ?
-Répondez à ma question, s’il-vous-plaît.
-Parce que c’est ça qu’il voulait ! Il ne voulait pas le déclarer; sa
mère était sur le bien-être et à deux ils recevaient pas mal. Il voulait pas
que ça impacte sur son bien-être.
-Et c’est lui qui vous l’aurait demandé ?
-Oui, c’est lui. J’vous l’jure.
-Pas besoin de jurer monsieur Sansregret, je veux juste la
vérité. Mais vous savez quoi, je vous crois plus malin que ça; vous saviez
que c’est illégal. Qu’est-ce que vous auriez fait si tous vous employés
auraient formulé la même demande ? On ne gère pas un parc de deivertissement
comme le vôtre n’importe comment. Vous preniez un risque en faisant ça, et vous
l’auriez fait juste pour satisfaire un pauvre gars qui ne voulait pas voir son
bien-être coupé ?
-Oui, oui, c’est ça.
-Pourquoi dans ce cas, ici au Parc même, il avait droit à un traitement
de faveur ?
-Quel traitement de faveur ?
-Pourquoi n’avait-il pas d’horaire fixe ? Pourquoi pouvait-il entrer et
partir aux heures qu’il voulait ? Pourquoi pouvait-il faire la sieste dans un
chalet sur l’heure du midi ? Dans un chalet destiné à la clientèle par-dessus
le marché ?
-Qui vous a dit ça ?
-Ça n’a pas d’importance, répondez aux questions.
-Il était l’homme à tout faire, il commençait tôt…
Roxanne l’interrompt.
-Monsieur Sansregret, je ne veux plus de vos boniments. Si vous voulez
vraiment que votre Parc ait la moindre chance, je souligne deux fois la moindre chance, de rouvrir un jour,
vous devez arrêter de me raconter des histoires et commencer à dire la vérité.
Il y a eu mort d’homme et votre attitude est très suspecte. Et j’avoue que là,
je suis en train d’atteindre mes limites.
-Je n’ai rien fait de mal; je n’ai rien à faire avec le feu.
-Répondez à mes questions. Quels étaient vos liens avec Gustave Abel ? Qui
était-il pour vous ? Comment l’avez-vous rencontré ?
-Au tout début, quand on faisait l’exploration pour construire ce parc,
on croyait bien avoir trouvé l’endroit idéal ici à Notre-Dame-de-la-Croix :
un territoire assez vaste inutilisé avec différentes sortes de terrains, une
rivière, un lac. C’était parfait, et on avait commencé à faire les démarches
pour l’acquérir. Mais le lac causait une certaine difficulté, car la pointe
nord-est touchait à un terrain qui se situait dans la municipalité de Noyan, et
qui plus est si ce voisin avait un droit acquis d’utilisation du lac et qu’il
était un tant soit peu malcommode, il aurait pu utiliser sa close de premier
utilisateur et interdire toute navigation, de même que la pêche sur le lac. Une
grande partie de notre plan de développement tombait à l’eau. Je m’étais rendu
au bout du lac et j’en étais là dans mes réflexions, quand j’ai entendu un
moteur de moto. J’ai vu arriver cet espèce d’agrès sur sa moto comme une sorte
de cow-boy masqué. Il s’est arrêté; il a enlevé son casque, pis il a dit :
« C’est le lac Farmer », juste comme ça. Moi, je n’disais rien. Il
avait l’air de bien connaître la place. « Pis ça, c’est la terre à Dagenais. »
Là, j’ai dit : « Pardon ? », et il m’a raconté que le vieux
Dagenais était mort depuis plusieurs années et que ses descendants, des neveux
qui habitaient en ville, ne s’occupaient pas de son ancienne ferme maintenant
abandonnée, et encore moins du terrain. « Venez, il m’a dit, j’vais vous
monter quelque chose. » Il m’a fait marcher dans les aulnages pendant
quelques minutes; et entre quelques broussailles qu’il a écartées il m’a montré
un pieu en métal enfoncé dans le sol avec la tête peinte en rouge : c’était
la borne d’arpentage. Il suffisait de la déplacer d’une vingtaine de pieds et
le tour était joué; nous devenions propriétaires de tout le lac. Et c’est ce
qu’il a fait. Il m’a dit d’attendre et il est allé chercher ses outils; ça a
pris une demi-heure à peu près, moi je l’ai attendu sur place. Ensuite il a
déterré le pieu et l’a replanté un peu plus loin juste au-delà des limites du
lac. J’ai pensé vite; je me suis dit que même si les héritiers Dagenais nous
faisaient un procès, ça prendrait des années avant qu’on puisse déterminer le
véritable arpentage et qu’alors on aurait eu le temps de terminer
l’aménagement. Et une fois l’aménagement terminé, ce serait dur de revenir en
arrière; je me disais qu’on aurait à offrir un dédommagement aux héritiers sans
plus.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire