lundi 16 novembre 2015

Les flammes de l’enfer

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Après sa conversation avec le maire Simon Abel, Paul avait rejoint sa fille qui l’attendait à Notre-Dame-de-la-Croix. Ils s’étaient donné rendez-vous en face de la nouvelle église à la sortie du village. L’ancienne église catholique avait brûlé il y avait une douzaine d’années et la paroisse n’avait bien sûr pas les fonds suffisants pour en construire une nouvelle. La communauté avait donc décidé de faire l’acquisition de l’ancien salon mortuaire alors vacant depuis que l’entrepreneur de pompes funèbres avait déménagé à Saint-Rémi dans un bâtiment beaucoup plus spacieux. L’ancien salon mortuaire avait été rénové et réaménagé et convenait bien aux besoin de la paroisse qui se réduisait maintenant à une vingtaine de personnes âgées. Le curé venait faire la messe une fois par mois. Les langues polissonnes n’avaient pas hésité pas à faire des liens entre l’usage premier du local et l’état de déclin de la communauté et sa mort prochaine. L’avenir allait d’ailleurs leur donner raison.
-Ce qu’il nous fait conclure, c’est que fort probablement c’était lui, Gustave Abel, ou Ti-Gus comme on l’appelle, qui avait mis le feu aux sept maisons. Pourquoi ? On ne le saura sans doute jamais. Malgré ce que dit son cousin, il devait être pyromane sur les bords. Ce qu’on sait par contre, c’est que l’enquête a été salement bâclée ! Si j’avais été là, ça aurait été différent. Je me souviens que le bureau régional de la SQ avait envoyé un enquêteur de Gatineau pour me remplacer. Sans doute qu’il ne voulait pas trop se compliquer la vie pendant ces six mois-là alors il n’est pas allé bien loin. Et moi quand je suis revenu, je n’ai pas pris le soin que j’aurais dû à lire son rapport.
-Toi et la paperasse…
-Je sais; si j’avais fait plus attention, je me serais sans doute aperçu de quelque d’incomplet. Mais bon, ce qui est fait est fait.
-Est-ce qu’on va rouvrir l’enquête ?
-C’est une bonne question… C’est fort possible; on verra ce qui va sortir de l’enquête sur la mort de Gustave Abel, et ensuite, oui, on pourra clore l’affaire. Et puis il y a le rôle de cet ancien pasteur, Doyon qu’il s’appelle; il faut aller le voir. C’était son deuxième père.
-Oui, il sait certainement quelque chose, peut-être Gustave s’est confié à lui, ou à sa femme…
-Il est maintenant à la retraite mais ça ne devrait pas être difficile de le retrouver.
-Alors maintenant, sus à Sansregret !
-Oui, tu vas me le te savonner sans peur et sans regret !
-Papa !!
-Excuse-moi, mais celle-là je voulais la faire depuis un bon bout de temps.
-En tout cas, c’est sûr qu’il détient une ou des clés de cette affaire.
-Oui… Quels étaient ses liens exacts avec le Gustave ? Est-ce qu’il le faisait chanter ?... Ça me semble dur à croire que ces deux-là aient eu une relation homosexuelle ?? et que Gustave en obtenait des faveurs ?
-Depuis quand se connaissaient-ils ? Comment ils se sont rencontrés ? Qui d’autre était au courant de leurs arrangements ? Et surtout, qu’est-ce qu’il sait exactement à propos de cet « accident » ? C’est ça qu’il faut savoir.
-Oui… Et s’il ne collabore pas, j’irai chercher un mandat d’arrestation, c’est sûr... Bon, allons-y. Passe en premier, je te suis.

Juste avant le dernier tournant, Paul voit l’annonce : « Le Parc Natura, “cerfs” riche en découvertes ». Oui, aujourd’hui, ça se pourrait bien qu’on fasse pas mal de découvertes. Les deux voitures franchissent le cordon de sécurité l’une derrière l’autre. Le stationnement est vide; le Parc a l’air désert. Tout est silencieux : la clientèle est absente et seul le personnel essentiel est sur place. On n’entend même pas les oiseaux comme s’ils avaient compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. Pendant que Roxanne descend et se dirige vers l’accueil, Paul reste un peu en retrait. Aussitôt, Martin Sansregret sort du bâtiment de l’administration et accourt vers elle souriant comme un jouvenceau.
-J’vous gage que vous venez me dire que vous avez terminé votre enquête ! Est-ce que je vais pouvoir rouvrir le Parc ?
-On avance bien, monsieur Sansregret, mais on n’a pas encore tout à fait terminé.
-Ah non !? Comment ça ?
-Je vais avoir besoin de vous; vous allez nous aider.
-Moi ?? Mais je n’vois pas ce que je pourrais faire !?
-J’ai besoin de me faire confirmer quelques petits détails pour mettre fin à l’enquête; auriez-vous un endroit tranquille où on peut discuter sans être dérangés ?
-On peut aller dans mon bureau; c’est le meilleur endroit pour jaser.
-Je suppose que l’inspecteur Quesnel, que vous connaissez déjà, peut venir avec nous. Vous n’y voyez pas d’inconvénient, n’est-ce pas ?
-Non, non… Non, non… Pas d’problème.
-Très bien. Alors allons-y.
Le bureau de Martin Sansregret n’est pas très grand, mais il est avantageusement mis en valeur semble grâce aux immenses baies vitrées qui donne sur une partie de la forêt qui lui donne un air plus spacieux. Sur le mur sont accrochés quelques « trophées » de chasse : des têtes empaillées d’un renard, d’un coyote et d’un cerfs de Virginie. Il y a aussi en face quelques étagères de livres et de revues, et, en-dessous, un petit bar avec quelques bouteilles d’alcool : whisky, porto, Grand Marnier… L’ameublement est bien choisi. Le dessus du bureau est vide de tout papier; s’y trouvent seulement un ordinateur, une tablette et un téléphone. Martin Sansregret s’assoit en terrain conquis sur son fauteuil de cuir et regarde en souriant Roxanne qui s’installe à son tour en face de lui. Elle a attaché ses cheveux en queue de cheval, ce qui la rajeunit. Paul remarque d’un mauvais œil que le propriétaire du lieu ne reste pas insensible à léger maquillage, son allure sportive, son uniforme impeccable... Mais Roxanne ne laisse pas le temps à Martin Sansregret de trop la lorgner, car sitôt assise dans son fauteuil, elle le tance.
-Monsieur Sansregret, il y a vraiment une grosse question que me chicote : quels étaient vos liens avec Gustave Abel ?
Le propriétaire du Parc Natura, piqué au vif, bondit comme un clown qui sortirait subitement de sa boite. Paul se fait la remarque qu’il prend la même teinte cramoisie.
-Mes liens, mes liens ?? Mais c’était mon employé, qu’est-ce que je peux vous dire de plus ?! 
- Assoyez-vous, monsieur Sansregret. Je n’irai pas par quatre chemins, il y a plusieurs détails et des détails intrigants auxquels je ne trouve pas d’explication. Par exemple, pourquoi Gustave Abel n’était pas sur la liste de paye du Parc Natura comme les autres employés ?
-Qui vous a dit ça ?
-Répondez à ma question, s’il-vous-plaît.
-Parce que c’est ça qu’il voulait ! Il ne voulait pas le déclarer; sa mère était sur le bien-être et à deux ils recevaient pas mal. Il voulait pas que ça impacte sur son bien-être.
-Et c’est lui qui vous l’aurait demandé ?
-Oui, c’est lui. J’vous l’jure.
-Pas besoin de jurer monsieur Sansregret, je veux juste la vérité. Mais vous savez quoi, je vous crois plus malin que ça; vous saviez que c’est illégal. Qu’est-ce que vous auriez fait si tous vous employés auraient formulé la même demande ? On ne gère pas un parc de deivertissement comme le vôtre n’importe comment. Vous preniez un risque en faisant ça, et vous l’auriez fait juste pour satisfaire un pauvre gars qui ne voulait pas voir son bien-être coupé ?
-Oui, oui, c’est ça.
-Pourquoi dans ce cas, ici au Parc même, il avait droit à un traitement de faveur ?
-Quel traitement de faveur ?
-Pourquoi n’avait-il pas d’horaire fixe ? Pourquoi pouvait-il entrer et partir aux heures qu’il voulait ? Pourquoi pouvait-il faire la sieste dans un chalet sur l’heure du midi ? Dans un chalet destiné à la clientèle par-dessus le marché ?
-Qui vous a dit ça ?
-Ça n’a pas d’importance, répondez aux questions.
-Il était l’homme à tout faire, il commençait tôt…
Roxanne l’interrompt.
-Monsieur Sansregret, je ne veux plus de vos boniments. Si vous voulez vraiment que votre Parc ait la moindre chance, je souligne deux fois la moindre chance, de rouvrir un jour, vous devez arrêter de me raconter des histoires et commencer à dire la vérité. Il y a eu mort d’homme et votre attitude est très suspecte. Et j’avoue que là, je suis en train d’atteindre mes limites.
-Je n’ai rien fait de mal; je n’ai rien à faire avec le feu.
-Répondez à mes questions. Quels étaient vos liens avec Gustave Abel ? Qui était-il pour vous ? Comment l’avez-vous rencontré ?
-Au tout début, quand on faisait l’exploration pour construire ce parc, on croyait bien avoir trouvé l’endroit idéal ici à Notre-Dame-de-la-Croix : un territoire assez vaste inutilisé avec différentes sortes de terrains, une rivière, un lac. C’était parfait, et on avait commencé à faire les démarches pour l’acquérir. Mais le lac causait une certaine difficulté, car la pointe nord-est touchait à un terrain qui se situait dans la municipalité de Noyan, et qui plus est si ce voisin avait un droit acquis d’utilisation du lac et qu’il était un tant soit peu malcommode, il aurait pu utiliser sa close de premier utilisateur et interdire toute navigation, de même que la pêche sur le lac. Une grande partie de notre plan de développement tombait à l’eau. Je m’étais rendu au bout du lac et j’en étais là dans mes réflexions, quand j’ai entendu un moteur de moto. J’ai vu arriver cet espèce d’agrès sur sa moto comme une sorte de cow-boy masqué. Il s’est arrêté; il a enlevé son casque, pis il a dit : « C’est le lac Farmer », juste comme ça. Moi, je n’disais rien. Il avait l’air de bien connaître la place. « Pis ça, c’est la terre à Dagenais. » Là, j’ai dit : « Pardon ? », et il m’a raconté que le vieux Dagenais était mort depuis plusieurs années et que ses descendants, des neveux qui habitaient en ville, ne s’occupaient pas de son ancienne ferme maintenant abandonnée, et encore moins du terrain. « Venez, il m’a dit, j’vais vous monter quelque chose. » Il m’a fait marcher dans les aulnages pendant quelques minutes; et entre quelques broussailles qu’il a écartées il m’a montré un pieu en métal enfoncé dans le sol avec la tête peinte en rouge : c’était la borne d’arpentage. Il suffisait de la déplacer d’une vingtaine de pieds et le tour était joué; nous devenions propriétaires de tout le lac. Et c’est ce qu’il a fait. Il m’a dit d’attendre et il est allé chercher ses outils; ça a pris une demi-heure à peu près, moi je l’ai attendu sur place. Ensuite il a déterré le pieu et l’a replanté un peu plus loin juste au-delà des limites du lac. J’ai pensé vite; je me suis dit que même si les héritiers Dagenais nous faisaient un procès, ça prendrait des années avant qu’on puisse déterminer le véritable arpentage et qu’alors on aurait eu le temps de terminer l’aménagement. Et une fois l’aménagement terminé, ce serait dur de revenir en arrière; je me disais qu’on aurait à offrir un dédommagement aux héritiers sans plus.


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