lundi 23 novembre 2015

Les flammes de l’enfer

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-Je ne comprends pas, monsieur Sansregret. Pourquoi avoir déplacé la borne ? Il aurait suffi à ce moment de négocier avec les neveux héritiers.
-C’était risqué ! Et imprévisible ! Vous connaissez pas le monde des affaires, vous ! Ils auraient pu vouloir le gros prix, et on avait déjà investi gros, on avait emprunté beaucoup. On ne pouvait pas se permettre de faire des extras. Et un procès pouvait prendre des années. D’ailleurs, j’ai eu raison, ils ne sont jamais venus demander rien. Par après, je me suis dit qu’il y avait aussi le risque que la municipalité de Noyan s’en mêle !... Une fois la borne déplacée, j’ai voulu serrer la main du gars, mais il a dit : « Engagez-moi sur votre parc ». Il disait qu’il pouvait tout faire, pis il était malin. « J’veux pas être payé… Juste recevoir de l’argent pour ma moto, mon essence, mes assurances, pis mes dépenses ». C’est comme ça que je l’ai engagé, pour 150 dollars par semaine payé sous la table. Une fois par semaine, je lui remettais une enveloppe, pis personne ne s’en ai jamais aperçu. Je croyais qu’il ne resterait qu’un été, mais il a voulu rester, et je ne pouvais plus me débarrasser de lui, et puis c’est vrai qu’il faisait un sacré bon travail.
-Est-ce que vos deux autres associés sont au courant de cet arrangement ?
-Oui, pas dans tous les détails, mais en gros, oui.
-Et vous n’aviez pas peur que ça fasse des problèmes avec les autres employés.
-La plupart sont des employés saisonniers, des étudiants que font ça comme travail d’été; il y a peu d’employés permanents, même dans l’administration.
-OK. Maintenant, monsieur Sansregret, parlez-moi de l’incendie.
-L’incendie dans lequel Ti-Gus est mort !?
Martin Sansregret voudrait bien voulu se lever à nouveau, mais alors que Roxanne lève le doigt, il se rassit aussitôt.
-On se calme.
-Je sais rien ! J’ai rien à faire là-dedans ! J’trouve ça vraiment plate ! Pour lui, pis pour moi ! Tout ce que j’sais, c’est que comme d’habitude, il est parti manger son lunch dans un chalet. Je n’étais pas là à le surveiller tout le temps quand même. Il n’aimait pas se mêler aux autres employés, et encore moins aux visiteurs; et comme il le faisait souvent, il s’est reposé quelques instants. Il y a dû avoir une défaillance dans le système de chauffage; c’est sûr. Ça peut arriver. Il a dû faire une fausse manœuvre et puis le gaz s’est échappé sans qu’il s’en aperçoive et ça a dû l’asphyxier, et il n’a pas pu se réveiller quand le feu a pris. C’est comme ça que ça a dû se passer; c’est la seule explication ! Moi, je sais rien de plus !
-Et vous n’avez rien vu ni rien entendu ? J’ai un peu de peine à croire ça !
-Non, j’étais occupé à régler un problème qu’il y avait avec des réservations; je n’ai pas fait attention.
-Est-ce que Gustave Abel avait reçu des visiteurs récemment ? Par exemple, des gens qui le cherchaient ou qui auraient demander à lui parler qui lui auraient téléphoné ?
-Non, pas à ce que je sache. Ti-Gus n’aimait pas trop la compagnie des autres; ça m’étonnerait que des gens aient cherché à leur voir. Pour le téléphone, il faudrait demander à Céline; c’est elle qui répond aux appels durant le jour.
-Revenons au chalet, si vous le voulez bien monsieur Sansregret; comment pouvez-vous être sûr qu’il ne faisait que prendre son lunch et faire une sieste ?
-Je ne vois pas ce que voulez dire !?
-Vous ne vous rendiez pas aux chalets pour voir ce qu’il faisait ?
-Au début, je suis allé une fois, mais j’avais bien d’autres choses à faire.
-L’avez-vous surpris en train de prendre de la drogue ?
-De la drogue ??
Martin Sansregret lève les bras en l’air en signe de protestation.
-Qu’est-ce que vous me chantez là ? Tous les employés sont avertis que s’ils sont pris en train de prendre la drogue ou de de l’alcool sur les terrains du parc, ils seront renvoyés immédiatement. C’est le règlement. Ils n’ont même pas le droit de fumer, sauf dans la cuisine réservée au personnel. On est très strict là-dessus !...
-Et à vous, il ne vous en a jamais proposé ?
-À moi !? Bien sûr que non !
Paul alors intervient : « Bon, monsieur Sansregret, vous êtes considéré comme suspect dans cette affaire. Je vais vous demander d’aller vous présenter immédiatement au poste de la SQ de Papineauville afin de remplir un formulaire de contrôle de la personne. Je vais avertir mon personnel et on va vous attendre là-bas d’ici une heure. Aussi, jusqu’à nouvel ordre, je vous demanderais de ne pas quitter le Québec et de rester disponible pour des investigations supplémentaires.
-Mais… mais je vous ai tout dit ! J’sais rien d’autre !
-Je n’en suis pas si sûr.

-Quel baratineur !
Paul et Roxanne se dirigeaient vers leurs véhicules.
-Bah, il en a raconté une bonne partie; sans doute l’essentiel.
-Oui, mais à sa façon. Son histoire au bout du lac de l’autre gugusse qui arrive à comme ça à brûle-pourpoint et qui lui déplace la borne d’arpentage juste au bon endroit, ça ne tient pas début. C’est trop arrangé avec le gars des vues. Il minimise son rôle. Pour moi, il devait plutôt être en train d’essayer d’arracher la borne par ses propres moyens, ça s’ajoute à tous ses autres traficotages, et Gustave a dû le surprendre, ou quelque chose comme ça. Alors pour ne pas qu’il le dénonce, il a dû lui offrir un emploi… payé au noir.
-Oui, surtout que ça concorderait avec le témoignage de la mère de Gustave : quand je suis allée la voir, elle a dit que son fils était revenu à la maison cette après-midi-là et lui avait annoncé qu’il s’était trouvé un emploi et qu’ensuite il était reparti avec ses outils.
-Oui, cette séquence a plus de sens… D’ailleurs il ne t’a pas contredite quand tu lui as demandé pourquoi avoir déplacé la borne. C’était bien formulé; bravo.
-Merci.
-C’est sûr qu’il n’a pas tout dit. Je me demande s’il n’y aurait pas eu par exemple, un autre épisode du même genre.
-À quoi penses-tu ?
-Je ne sais pas exactement, mais une chose est sûre c’est qu’à force de se promener continuellement, à parcourir toutes ces pistes au quotidien sur sa moto, Gustave a fini par connaître toute la région comme sa poche, le moindre recoin… et peut-être le moindre secret comme celui de la borne. Peut-être qu’il aurait vu quelque chose d’autre, qu’il aurait été témoin d’un événement qu’il n’aurait pas dû voir.
-Un événement qui concernerait le Parc Natura…
-Pas nécessairement. Peut-être que oui, mais, si je continue ton idée, que ça se serait passé récemment. Je ne sais pas mais il aurait pu voir un groupe d’hommes se consacrer à une sorte de trafic ou il aurait vu laboratoire secret, par exemple, de drogues justement; et, là mettons qu’on l’ait surpris et qu’il se soit enfui sans être rattrapé, mais « on » aurait découvert qu’il travaille au Parc Natura. T’imagine, quelle aubaine ! Ce n’est pas très compliqué par les « coupables » de s’inscrire comme clients et de l’éliminer en déguisant sa mort en accident.
-Dans ce cas, ce n’est pas Sansregret le coupable.
-Il a menti mais je ne crois pas qu’il soit impliqué directement dans la mort de Gustave. Tu crois vraiment qu’il a les capacités d’éliminer un « témoin » qui devenait gênant ?
-Non, moi non plus, je ne le crois pas directement coupable. Mais aurait-il commandé ou commandité l’incendie ? Il a posé plusieurs gestes répréhensibles et fait bien choses à la limite et même au-delà de la légalité, et ça vaudrait qu’on lui chauffe un peu les oreilles, mais je ne le crois pas mêlé ni à l’incendie, ni à la mort de Gustave. Ce n’est pas son genre. Il a peut-être vu quelque chose, mais je ne le crois pas coupable. Mais pour revenir à ton autre hypothèse, d’un ou des coupables venus de l’extérieur, il faudra éplucher la liste des clients des derniers jours.
-Oui; on aurait peut-être dû commencer par ça… On demandera accès aux fichiers de réservation.
Après un court moment, Paul ajoute : « N’empêche que j’aimerais bien aller fouiller dans les rapports comptables du Parc, je suis sûr que « cerfs riche en découverte » !
-Papa… Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ?... Bon, viens manger, je crois que tu en as besoin. Moi, je meurs de faim et il est passé deux heures.
-Tu as apporté ton lunch ?
-Oui et puis j’en ai même pour toi : salade tomates, haricots, olives noires et cœurs de palmier. Et pour dessert, des tartelettes à la citrouille.
-Tu es… spéciale !
Paul cherche un meilleur mot pour complimenter celle qui est la prunelle de ses yeux, mais il n’en trouve pas. Alors il se contente de contempler son magnifique sourire, et dans ce magnifique après-midi de début d’automne où le vent fait doucement onduler la cime des grands conifères, il se sent soudain à mille lieues de tous les incendies, de tous meurtriers et de toutes les autres crapules de la terre.

-Allons tenir compagnie à Turgeon, histoire de s’assurer que tout va bien.

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