Les petits enfants
Chapitre 15
Juliette
regarde longuement Roxanne, le front légèrement plissé, concentrée. S’immisçant
par la fenêtre de devant, un beau soleil d’automne a peint des losanges dorés et
brillants sur le plancher de la petite bibliothèque. Juliette prend une gorgée
de café et, levant les yeux vers Roxanne, dit enfin :
-Vous
auriez donc trouvé un cadavre qui aurait été enfoui sous la route lors de sa
construction ?
Roxanne
prend elle aussi quelques instants avant de répondre; elle sait que ne que pour
savourer la surprenante sérénité du moment.
-Malheureusement,
je ne peux pas vous donner des détails de l’enquête… Soyez certaine que je le
voudrais bien, mais vous pourriez éventuellement être considérée comme
« témoin » - Roxanne mime deux petits crochets avec ses doigts - et
je ne veux pas risquer de vous influencer.
-Je
comprends… je comprends. Bravo pour votre rigueur. Ceci dit, je dois répondre
non : je ne me souviens pas qu’il y ait eu de disparition à Lac-des-Sables
dans ces années-là, ni à aucune autre époque d’ailleurs. Il y a eu des morts
violentes comme des accidents de chasse ou de la route. Je me souviens
d’ailleurs d’une triste histoire d’un jeune motocycliste, un jeune plus âgé que
moi de quelques années, qui s’était tué après avoir été heurté un poids lourd.
Ça avait fait tout un grabuge parce que la famille ne voulait pas admettre
qu’il roulait beaucoup trop vite et elle avait accusé, et je pense même
poursuivi le chauffeur du camion pour négligence criminelle. Mais une
disparition, non; il n’y en jamais eu à Lac-des-Sables; ni d’enfant, ni
d’adulte. Comme on dit, dans une petite place comme ici, il ne se passe jamais
rien. De plus, dans un petit village tout se sait, tout le monde connaît tout
le monde. S’il y avait eu une histoire comme ça, c’est sûr que tout le monde en
aurait parlé, c’est sûr que je l’aurais su, et je n’en ai jamais entendu parlé,
même en secret. Même si ça avait eu lieu vingt ans auparavant les gens en
aurait parlé encore.
Roxanne
sait qu’elle regarde fixement Juliette pendant qu’elle parle, et elle s’efforce
que ça ne paraisse pas trop. Décidément,
il y a quelque chose qui me fascine dans cette femme, son maintien, sa sagesse,
sa vivacité d’esprit, sa sagacité; peut-être tout à la fois. J’aimerais presque
qu’elle devienne mon amie. C’est fou.
-Oui,
vous avez raison… Ça n’aurait pas passé inaperçu.
Roxanne
sirote son café.
-Juliette,
j’ai une autre question à vous poser.
Son
interlocutrice émet un léger rire.
-Allez-y,
Roxane; si je peux vous aider, tant mieux !
-Savez-vous
s’il y avait un quelconque trafic de drogues à Lac-des-Sables dans ces
années-là, la deuxième moitié des années 1970 ?
-De la
drogue ? Ah, c’est sûr qu’il y en avait, et c’était facile d’en trouver ! On
n’était pas plus arriérés que les gens de la ville quand même ! Tout d’abord
tous les jeunes en voyage, ou presque !, en avaient toujours avec eux, mais ici
même, on savait comment s’en procurer. C’était facile. Moi, bien sûr j’ai fumé
quelques joints, par-ci par-là, mais je ne m’en suis jamais procuré; il y avait
toujours quelqu’un qui en avait, et le soir autour des feux de camp, ou même
sur les plages l’après-midi, les joints circulaient.
-Il
devait bien y avoir des revendeurs…
- Je
n’en ai jamais acheté, mais oui, il y avait deux ou trois garçons qui montaient
en ville régulièrement et qui en revenait avec des bonnes quantités et qui la
revendait sur la plage surtout. Je ne sais pas quelles drogues ils avaient,
mais ça devait être celle de l’époque : marijuana, haschisch, probablement
de la cocaïne…
-Vous
souvenez-vous de leurs noms, je veux dire des revendeurs ?
-La
disparition dont vous parliez serait-elle en rapport avec une histoire ou un
trafic de drogues ?
-Je ne
sais pas, honnêtement je ne sais pas, mais j’essaye d’accumuler les plus
d’informations possibles. J’essaye de me faire un portrait le plus précis de l’époque
pour essayer de comprendre ce qui a pu se passer.
-Ils
étaient deux, surtout… tout le monde le savait, sauf la police, il faut
croire : Dominique et Michel; Dominique Dompierre, tout le monde l’appelait
Dom-Dom à cause des des premières syllabes de son son et prénom… et puis
l’autre, Michel… et bien, c’était mon frère…
Roxanne
reste en silence quelques instants, pour bien assimiler ce que Juliette vient
de dire et sans doute aussi pour la laisser se ressaisir.
-Et
comment étaient-ils ? Comment est-ce qu’ils fonctionnaient ? Vous avez dit qu’ils
partaient en ville régulièrement pour "s’approvisionner", mais ici,
sur place, comment ça se passait ?
-Je ne
sais pas exactement, mais il me semble qu’ils avaient toujours de la drogue en
réserve. Je sais que mon frère avait un tiroir particulier dans sa chambre où
il cachait ses réserves. Une fois, la porte était entrouverte et je l’ai vu
manipuler un bloc de matière brunâtre; il était en train de la couper au
couteau. Sur le coup je n’ai pas saisi ce qu’il faisait mais plus tard j’ai
compris que c’était le hash qu’il séparer en petites doses. Je ne sais pas ce
qu’il aurait fait s’il m’avait vue.
-Aviez-vous
peur de lui ?
-Peur
? Non. Il était mon grand frère; nous avions quatre ans de différence, alors
nous avions la relation disons normale amour-haine entre une petite sœur et son
grand frère. On vivait dans la même maison, mais nous avions des réseaux d’amis,
des activités, des préoccupations fort différentes. Nous nous adressions
rarement la parole. Moi, je n’essayais pas de m’immiscer dans ses affaires et
lui, je lui étais indifférente. Je me souviens, une fois, pendant ma première
année à l’école secondaire, lui il faisait déjà partie des "grands",
il m’avait défendue contre deux autres filles qui voulaient me faire un mauvais
parti en les effrayant de la voix et du geste.
-Est-ce
Dominique et Michel pouvaient être violents ? Est-ce qu’ils auraient pu user de
violence ?
À
nouveau, Juliette marque un temps.
-Je ne
sais pas, je ne crois pas; je ne les jamais vu se battre, vraiment se battre. J’ai
vu les garçons se chamailler, se "tirailler" sans conséquence comme
le font tous les adolescents, mais vraiment s’ils ont pu être violents et s’ils
pu faire du mal à quelqu’un, intentionnellement, non, je ne l’ai jamais vu.
-Est-ce
que vous donneriez leurs coordonnées si vous les avez ?
-Je
suppose que vous les aurez de toute façon en cherchant dans vos dossiers, alors
je vais vous les donner. Pour mon frère, ça va; pour Dominique, je ne sais pas,
il y a au moins vingt ans que je n’ai pas entendu parler de lui.
-Merci
beaucoup, Juliette.
La
bibliothécaire se lève et griffonne noms et adresses sur un feuille de calepin;
elle la rend à Roxanne.
-Oh la
la, le temps file, je vous ai pris presque toute la matinée.
-Ça ne
fait rien. Il y a quelque chose en vous qui me plaît énormément. Oh ! Pardonnez-moi
ma franchise !
-Non,
non, ce n’est rien; et vous savez, c’est réciproque. Merci beaucoup pour le
café et merci de ce que vous m’avez partagé.
-J’espère
que ça vous sera utile.
-Absolument.
Elle
se dirige vers la porte.
-J’espère
que vous reviendrez, Roxanne; au moins pour récupérer vos photos.
Roxanne
est déjà sur le pas de la porte la poignée dans la main.
-Bien
sûr que je reviendrai, Juliette, et avec votre permission, la prochaine fois je
viendrai accompagnée.
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