lundi 4 avril 2016

Les petits enfants
Chapitre 14

                Juliette sourit d’un petit sourire des yeux qui éclaire son visage. Elle branche une bouilloire mais l’eau devait déjà y être chaude car celle-ci se met à bouillir en quelques instants. Avec une économie de gestes, elle ouvre un sac un de café et en met quelques cuillerées dans un cafetière à piston pour ensuite y verser l’eau bouillante. Elle dispose sur un petit plateau la cafetière, deux tasses et deux cuillers, un sucrier, un petit pot à lait, ainsi qu’une soucoupe de douceurs et se dirige vers Roxanne.
                -Alors que puis-je pour vous ? dit Juliette en débarrassant le plateau sur la table.
                -Merci. En fait, ce que nous savons c’est qu’il s’est passé quelque chose, disons, de très curieux exactement en 1978, l’année où a été construite la route qui contourne le village, et j’essaye de glaner le plus d’informations sur cette année-là, en fait sur l’été 1978. Nous avons fait des recherches aux bureaux de la municipalité où nous avons collecté plusieurs documents officiels, que nous devrons analyser mais nous avons trouvé peu de photos du village de cette époque. On m’a dit, en fait madame Beausoleil, a dit que vous en auriez peut-être.
                -Des photos de Lac-aux-Sables de 1978 ?... Heureusement que ce n’était pas encore l’ère du numérique !
                Et devant la moue de Roxanne, Juliette Sabourin enchaîne : « Parce que nous n’aurions plus la technologie adéquate pour les regarder ! »
                Elle sert le café maintenant infusé.
                -Mais bon… On a fait un livre pour le cinquantenaire en 2006, j’en ai une copie ici; il y a des nombreuses photos d’époque, c’est déjà ça. Il y a peut-être aussi les vieux numéros des journaux. Et il faudrait fouiller aussi dans quelques boites de souvenirs, mais il faudrait que je cherche, ça pourra prendre quelques jours.
                -Je n’en suis qu’au début de mon enquête, mais ce serait gentil de votre part… Mais je ne veux pas vous prendre trop de temps.
                -Oh ça va, c’est la fin de saison et c’est plus tranquille maintenant. Encore une semaine et on va fermer le bureau de tourisme. Est-ce que vous pouvez me dire ce que vous cherchez exactement ? Ça pourrait m’aider.
                -En fait, tout ce que vous pourrez trouver pourrait être utile, mais surtout la rue principale, la plage, les alentours, les hôtels… les terrains de camping aussi ce serait bien. Si on pouvait trouver une vue aérienne du village, ce serait extraordinaire.
                -Je vois; c’est la configuration des lieux qui vous intéresse.
                -En quelque sorte…
                Roxanne prend une gorgée de café. Délicieux.
                -Pourquoi ouvrir une bibliothèque à Lac-aux-Sables ? C’est particulier.
                -En effet, c’est une question qui se pose. C’est assez récent, ça ne date que de deux ans; il y a encore beaucoup de travail à faire. J’ai été responsable du service des bibliothèques de la Commission scolaire Au-Cœur-des-Vallées pendant plusieurs années; c’était un immense territoire depuis Montebello jusqu’à Chénéville et Noyan en passant par Turso, Papineauville, Plaisance et jusqu’à Buckingham. Je devais voir à leur approvisionnement, le renouvellement des ouvrages, m’assurer de leur bonne disposition, d’un bon environnement qui facilite la lecture, recruter et former le personnel. Il fallait renouveler les ordinateurs, mettre à jour les programmes, s’assurer d’une bonne classification, des livres, des revues, voir au bon fonctionnement du système d’abonnements. Pendant une décennie je me suis investie à plein dans ce travail. Les résultats en valaient la peine, le temps d’utilisation des bibliothèques par les élèves avait considérablement augmenté. Je sentais faire œuvre utile. Mais avec les compressions budgétaires promulguées par le Gouvernement et qui affligent toutes les commissions scolaires, tout s’est déglingué. En moins de douze mois, j’ai perdu un tiers de mon personnel, et presque la moitié de mon budget; j’ai essayé de continuer quand même quelque temps, mais je travaillais deux fois plus qu’avant et ça ne servait à rien. On perdait tous nos acquis les uns après les autres : moins de livres, moins de personnel, moins de temps pour conseiller les enfants. C’était démoralisant; je ne faisais que recommencer sans cesse, comme un hamster qui tourne dans sa cage. Je ne pouvais rien faire de concret; je ne pouvais que voir aux urgences, au plus pressé, et encore ! Alors je suis tombée en dépression et j’ai pris un congé de maladie de six mois. Quand à mon retour on m’a offert de prendre une retraite anticipée j’ai accepté. Et je suis retournée vivre dans mon village natal. Mes parents avaient une maison sur le bord du lac, un peu plus loin, et au fil des ans je l’avais fait rénover. Ici, les édiles me connaissaient bien; j’étais une petite fille de la place. Et quand je suis venue offrir mes services, on m’a demandé de m’occuper du bureau du tourisme qui en avait bien besoin et moi, en échange, j’ai proposé mettre en valeur tous le rez-de-chaussée du bâtiment et de faire une petite bibliothèque adjacente.
Juliette rit.
-Je vous dit qu’on m’a regardée avec de gros yeux ! Une bibliothèque à Lac-des-Sables ! C’était comme planifier un terrain d’atterrissage pour soucoupes volantes ! J’avais déjà moi-même pas mal de livres, et j’avais gardé mon réseau de contacts, alors petit à petit, ça a pris forme. Et maintenant, on me propose pleins de vieux livres qui traînent ça et là. Ce sont ces boites empilées à l’étage dont je vous parlais. Les gens vident les maisons et y mettent tous les souvenirs de familles y compris les albums de photos.
-Ah oui, ça pourrait m’être bien utile. Et pour ce qui est de votre bibliothèque, vous faites ça très bien. C’est très joli, très invitant.
-Je n’ai pas toujours été bibliothécaire; j’avais étudié en Histoire de l’art à l’Université de Montréal. En fait j’avais commencé en psychologie, j’avais fait mon bac, mais au cours de ma troisième année, il y a une grève au Département, et j’ai donc changé pour Histoire de l’art. De toute façon, je n’avais pas aimé mes cours en phycho; c’était trop théorique trop cérébral, trop scientifique. Pour moi l’être humain n’était pas un objet d’étude qu’on peut décortiquer de façon insidieuse. Et puis j’ai adoré faire Histoire de l’art; j’ai étudié l’impressionnistes et les résurgences qu’on en trouve dans la littérature européenne du 19e siècle, y particulièrement les auteurs russes : Gogol, Dostoïevski, Tourgueniev, Tchekov, Gorki, Psaternak !... Une pléiade fabuleuse ! Mais bon, je m’égare; excusez-moi, vous n’êtes pas venue pas ça. Finalement, étant donné, qu’il n’y a pas beaucoup de débouchés, comme vous devez vous en doutez, une fois ma Maîtrise terminée, j’ai postulé pour l’emploi de bibliothécaire dans une école de Buckingham. Puis de chose et d’autres, on m’a confié la remise à jour du système d’approvisionnement et après quelques années je suis devenue responsable des services pour toute la Commission scolaire. Et voilà !
-Vous êtes donc née à Lac-aux-Sables ?
-Mais oui. Mon père était électricien et mécanicien, et ma mère, était à la maison. Lac-aux-Sables, il faut savoir que c’était le paradis pour les enfants, les petits et les grands. C’est vrai, les hivers peuvent être ennuyants. Mais l’été !... Je garde de mes étés de jeunesse de merveilleux souvenirs. Très tôt, l’été, nous étions dans l’eau. Dès la fin de l’école on passait nos journées dans et autour du lac. On apprenait à nager très vite; c’était facile : le fond du lac s’étend en pente très douce sur un bon demi-kilomètre, on avait pied très longtemps. Et l’eau est si claire. On passait des journées à s’amuser dans l’eau, garçons et filles. L’été, avec la visite de la ville, il y avait plein d’enfants qui jouaient qui criaient qui se chamaillaient, et le soir on faisait des barbecues chez l’un ou chez l’autre ou des feux de camps sur la plage. Et on dormait bien la nuit, garanti ! Et chaque âge avait ses jeux qui lui étaient propres. Les petits enfants jouaient au ballon ou faisaient des concours de châteaux; pour les plus grands, c’était les jeux d’eau, les sports, le plongeon; il y avait un radio accroché au fond un peu au large, on pouvait plonger, remonter, se pousser inlassablement. Et les ados… et bien, avec l’eau, le soleil, le grand air, la liberté, c’était très excitant ! On mettait de la musique et… c’était le Peace and Love ! Tout ça n’est plus possible aujourd’hui; chacun a sa petite plage privée, tout est grillagé; la plage municipale est réduite à peu de chagrin, et c’est très contrôlé.
-Je comprends... Et je suppose que vous êtes partie de Lac-des-Sables pour faire vos études ?
-Oui, je suis allée au CEGEP en 1977 à Gatineau et je suis revenue les deux étés. Ces étés-là j’ai travaillé comme serveuse au Bar des Sapins. Imaginez ! je travaillais jusqu’à deux heures du matin, six soirs par semaine, mais je voulais gagner l’argent de mes études. Ensuite, une fois que j’ai commencé l’Université à Montréal et ensuite je ne suis revenue que sporadiquement... Je crois bien que j’étais la première personne native de Lac-des-Sables à aller à l’université !
-Dites-moi Juliette, vous qui étiez sur place, et qui avez des souvenirs de bien des choses, vous ne vous souvenez pas d’une disparition ?
-Une disparition !?

-Oui, par exemple, un homme qui serait parti subitement sans laisser d’adresse ? Ou un touriste qui serait parti sans acquitter de sa note ? Ou un jeune homme pour qui on aurait fait des recherches mais sans pouvoir le retrouver ?

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