lundi 28 mars 2016

Les petits enfants
Chapitre 13

                De retour à Papineauville, Roxanne se présente au bureau de son père sans même passer par le sien pour faire le bilan de cette première journée d’enquête « toute seule ». Paul est penché sur son ordinateur. Probablement encore en train de remplir l’un de ces satanés rapports; il n’a jamais aimé ça et je crois qu’il n’aimera jamais ça. Levant la tête, il lui sourit et lui fait signe d’entrer.
-Bonjour, ma chère fille. Je t’offre une tisane ?
-Oui, merci.
Paul préfère le café, mais il sait qu’il doit en réduire sa consommation, sinon sa vessie, qui tranquillement développe sa propre personnalité, lui fait des misères. Il offre à sa fille « un Amour de camomille », gerbe de camomille avec un soupçon de citron.
-Allez raconte-moi, dit-t-il en soufflant sur sa tasse.
Alors Roxanne se met à lui raconter où elle en est, la précipitation de Jacques Valiquette, les réticences du maire-adjoint et les misères qu’il a faites à Isabelle, les procès-verbaux de la municipalité qu’il faudra lire en détails…
                -Tu vois qu’il me manque encore beaucoup de pièces du casse-tête.
                -Écoute c’est normal, ce n’est que la deuxième journée. L’examen des procès-verbaux va peut-être nous donner quelques indices. Et ce serait effectivement bien de retrouver deux ou trois des employés du chantier.
                -Ou en tout cas les archives de la compagnie. Dis-moi, est-ce qu’on a les résultats du labo ?
-Non, ce ne sera pas avant la semaine prochaine. Par contre, j’ai des nouvelles sur les avis de recherches.
-C’est vrai ? De bonnes j’espère !
-Peut-être. Pendant les sept mois de juin à décembre 1978, il y a eu trois disparitions et donc trois avis de recherche dans la région, dans la région de l’Outaouais. Les trois affaires ont été résolus. Au Québec, il y en eu cinquante-et-un au total pour la même période : quarante-trois hommes et neuf femmes. Trois cas restent encore non résolus.
                -Trois cas !
-Oui, une jeune fille de seize ans disparue un jour en faisant du pouce, près de Chicoutimi pour aller à Montréal; on ne l’a jamais revue; une triste histoire. Ensuite un jeune homme qui s’est échappé d’un hôpital psychiatrique de Montréal. Et un homme de quarante ans, de Trois-Rivières, comme on dit parti sans laissé d’adresse.
                -Beau travail !
                -…!? Oui, si l’on veut, mais s’il ne s’agit ni de l’un ni de l’autre, il faudra élargir les recherches.
                -On sait qu’il avait un maillot de bain d’homme, donc il reste deux possibilités.
                -C’est vrai, mais comment savoir s’il s’agit de l’un des deux autres ? Ça ne sera pas facile, le stockage et l’analyse des codes génétiques n’était pas une technique d’enquête à cette époque.
                Roxanne enchaîne sur une autre question :
-Il y aussi autre chose qu’Isabelle a dit en passant qui m’a mis une sorte de puce à l’oreille. C’est ce maillot de bain qui m’intrigue. Tu vois on était partis, ou plutôt je suis partie avec l’hypothèse d’un accident, d’un homme ivre qui serait parti d’un bar et qui serait tombé par mégarde dans un trou du chantier et qu’on n’aurait pas vu, à cause du congé de la construction, mais ça ne fonctionne pas.
 -Ah non ?
-Non, la configuration des lieux ne le permet pas. Tu vois, j’avais supposé qu’il avait voulu prendre un raccourci, mais jamais on n’aurait installé un terrain camping de l’autre côté du chantier, ça ne tient pas debout. Et s’il avait voulu prendre un raccourci pour aller en un autre lieu, il ne serait pas passé par là, il serait passé à travers bois ou par la plage ! Et même s’il avait fait du camping sauvage, comme je l’ai avancé, il n’aurait jamais planté sa tente dans les environs du chantier, il y a trop de bruit, trop de poussière, il aurait été trop dérangé. Tout vacancier veut être près de la plage, près de l’action. Il aurait pu s’installer dans un bois près du lac, mais pas à 700 mètres du village. Aujourd’hui la plage est réduite, mais sans doute qu’à l’époque elle était beaucoup plus étendue, les rives du lac étant beaucoup moins développées que maintenant; il y plein de maisons neuves qui ne devaient pas être là en 1978. Autre chose aussi, il était en maillot de bain, donc ça ne pouvait pas être le soir; il n’est pas tombé là-dedans à cause de la noirceur. S’il était allé au bar, même après une journée à la plage, il aurait mis une chemise, un tee-shirt, quelque chose, il aurait eu des poches pour son portefeuille. Et puis il aurait eu des sandales, ou des chaussures de plages.
-C’est Isabelle qui ta raconté tout ça ?
-Non, Isabelle a émis l’hypothèse, premièrement, d’une bagarre entre travailleurs, qui est éliminer à cause du maillot de bain : on ne se serait tout de même pas amusé à le déshabiller avant de l’enterrer ! Et deuxièmement, d’un accrochage entre baigneurs, une dispute qui aurait mal tournée. Il est mort, peut-être pas volontairement, mais disons accidentellement. Et là on ne sait pas quoi faire du cadavre.
                -Mais si c’était sur la plage on aurait appelé à l’aide, on aurait fait venir du secours; c’est la réaction normale des gens.
                -Oui, mais il a pu y avoir quelque chose de louche, mettons une dette de drogue : le vendeur lui a avancé la drogue et maintenant il veut se faire payer et l’autre ne veut pas ou ne peut pas. Il y a menaces, coups, il se défend, mais au bout du compte il tombe et il se tue, par exemple en se cognant la tête sur un rocher. Le ou les coupables ne veulent pas qu’on le sache; ils ne veulent pas avoir d’ennui. Alors ils veulent cacher le cadavre quelque part, on veut le faire disparaître. Quelqu’un pense au chantier. Et c’est là qu’est l’astuce, non seulement on le jette dans le trou, mais on l’enterre, on lui jette des pierres par-dessus; c’est pour ça que le lundi ou après le congé de la construction, le moment du retour au travail ne change plus rien, les ouvriers ne voient rien; même s’il y a eu inspection conforme du chantier, on ne pouvait pas le voir.
                -Oui, ça se tient. Retient cette hypothèse, plus solide que la première, mais tu sais ce que je vais te dire : ne saute pas trop vite aux conclusions. Tu sais que si tu cherches à confirmer tes hypothèses tu ne vas chercher que ce qui peux t’être utile et oublier le reste; si tu cherches à prouver quelque chose, tu vas fausser tes recherches. Il faut faire le contraire, tu le sais : bâtir une hypothèse à partir des indices que l’on récolte et seulement à partir de ces indices. Et certains peuvent la confirmer et d’autres la contredire.
                -Tu as raison… J’aimerais bien aussi rencontrer quelques personnes âgées de cette époque; elles pourraient se souvenir de bien des choses, comme s’il y avait du trafic de drogues au village.
                -S’il avaient vingt ans à l’époque ils en ont aujourd’hui soixante, ou même moins. Oui, ça pourrait aider.
                -Et l’autre chose aussi, ce sont les hôtels et les motels, les terrains de camping. On aura ce qui existait et qui en était responsable grâce à la liste de commençants de 1978 ramassée par Isabelle, en plus de ce que va donner l’examen des documents qu’elle a trouvés... Il me reste aussi la bibliothèque, où je compte aller demain matin… Mais ensuite, je te préviens je prends demain après-midi de congé, c’est déjà prévy : je file pour Montréal. Je vais rejoindre Fabio et nous allons passer la fin-de-semaine ensemble.
                -C’est bien. Tu me diras où vous en êtes.
                Et moi je vais passer une autre fin-de-semaine, tout seul. Il me faudra fermer mon jardin, ranger mon cabanon, sortir mes pelles pour l’hiver. Faire un peu de ménage, et sans doute lire un bon livre.

                Comme elle l’avait dit, le lendemain Roxane se rend à la bibliothèque/bureau du tourisme de Lac-des-Sables. C’est ouvert, la même jeune fille est encore là derrière son comptoir, encore en train de pitonner sur son téléphone multifonctionnel; Roxanne la salue et franchit la porte de la bibliothèque.
                C’est une autre pièce joliment aménagée; on a utilisé l’espace des anciennes armoires pour y disposer des étagères tout le long des murs. On a utilisé principalement du bois pour que l’aménagement plus moderne s’agence bien avec l’écrin d’origine. Les livres semblent sont bien classés, par catégories, bien numérotés; on s’y retrouve facilement. La lumière naturelle qui pénètre par de larges fenêtres contribue à l’harmonie du lieu. Dans un coin, près de la port Roxanne voit quelques livres probablement en attente de classement.
Derrière un petit comptoir, où se trouvent quelques livres et un ordinateur portable, la bibliothécaire l’accueille avec un très charmant sourire. Roxanne se dit que c’est une jolie femme dans la cinquantaine, bien mise, dans une robe légère, fleurie de rose et de vert tendre, finement décolletée, qui lui va très bien; elle porte un très léger maquillage. Elle a sur le nez de petites lunettes ovales également vertes du dernier chic, et est chaussée de souliers plats sans boucle.
                -Bonjour ! Je suppose que c’est vous qui êtes chargée de l’enquête ?
                -Oui, en effet; je suis l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte.
                -Je suis Juliette Sabourin. C’est Anouk qui ce matin en arrivant m’a parlé de votre visite et qui m’a dit que vous vouliez me parler.
                Oui, en effet.
Roxanne s’aperçoit qu’elle se répète. Cette Juliette lui ferait-elle perdre ses moyens ?
-Voulez-vous une tasse de café ? Du café ou du thé équitables, bien sûr, demande Juliette en pointant le menton à l’opposé du comptoir de réception.
                C’est à ce moment que Roxanne remarque deux petites tables avec des chaises près de la fenêtre qui donne vers la cour arrière; sur les nappes blanches sont posés des petits pots de fleurs sauvages. C’est comme un petit un petit salon de thé en miniature. Très mignon, et très invitant.
                -Un café, je veux bien. Merci.
-Assoyez-vous en attendant que je vous les prépare. Nous avons bien des choses à nous dire.
                -Pardon ?

                -J’habitais ici, à Lac-des-Sables, en 1978.

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