Les petits enfants
Chapitre 10
Le lendemain, le temps est au beau fixe. C’est une
belle journée de fin d’été, comme il y en aura encore plusieurs avant l’automne.
La première chose que fait Paul, c’est de faire venir Roxanne dans son bureau. Quand
elle arrive, elle lui dit bonjour et Paul lui dit de s’asseoir.
-Écoute,
j’ai pensé à quelque chose. Qu’est-ce qu’on a dans cette histoire ? Ce qu’on a,
c’est un squelette qui a été trouvé par hasard dans un chantier de réfection de
la route. Or, ces restes humains ce sont pas là par hasard. On peut présumer sans
se tromper que ce cadavre était là depuis la construction de la route initiale...
Ce qu’on a aussi, c’est une période précise : le chantier de la
construction de la route s’est étalé du 15 avril au 3 septembre en 1978.
-Ah, ça
c’est bien.
-Ce
qu’on a aussi, c’est le nom de la compagnie de construction qui a effectué les
travaux : Morin et frères. Cette compagnie n’existe plus maintenant, mais
il doit bien y avoir quelque part des archives, ou même d’anciens propriétaires
ou d’anciens employés qu’on pourrait facilement retrouver. Il faut donc commencer
avec ça, avec ce qu’on a. Il faut commencer par ces deux pistes : faire
des recherches sur cette compagnie et trouver tout ce qu’on peut trouver sur ces
activités et particulièrement sur le chantier de le route 323; ça c’est la première
piste. Deuxième piste : il faut aussi investiguer sur tous les avis de
recherches de personnes disparues qui ont été lancés dans la région et
même du Québec, pourquoi pas, pour, mettons, les six mois à partir de l’été
1978.
-Avril 1978.
-Oui, on pourrait commencer en avril,
mais il fallait que le chantier soit déjà bien avancé pour qu’existe la
possibilité que quelqu’un puisse tomber dans un trou suffisamment profond pour
qu’il s’y assomme ou s’y tue et pour qu’on ne le voit plus…. Hmm, c’est une
phrase un peu alambiquée, mais tu comprends ce que je veux dire. Surtout qu’il
a probablement fallu déboiser avant de commencer les travaux.
-Le terrain a pu être déboisé l’automne
précédent.
-C’est vrai. Tu as sans doute raison,
on devrait ratisser le plus large possible et investiguer sur toutes les
disparitions à partir d’avril 1978; et comme je te l’ait dit hier je ne crois
qu’il y en ait tant que ça. Le troisième champ d’investigation, c’est le
village lui-même. Il faut savoir le plus
précisément possible à quoi ressemblait le Lac-des-Sables cette année-là, on
parle toujours de 1978 : où se trouvaient les habitations, les hôtels, les
plages publiques, les hotels/motels, les bars, les campings, etc…
-Oui,
continue.
-Ce qu’on
ne sait pas, c’est si le cadavre s’est retrouvé là par mégarde, je veux dire si
c’est un accident ou non; un accident, comme tu l’as proposé, d’un homme ivre
qui serait tombé dans un des trous du chantier, il n’a pas pu se relever et à
était ensuite enterré. Ce qu’on ne sait pas, c’est si un crime ou pas. Pour
ça, il va falloir chercher l’aiguille dans la botte de foin.
-Ce ne sera pas facile.
-Et j’ai eu l’idée que tu te charges
de l’affaire seule.
Roxanne regarde son père avec
beaucoup d’intérêt.
-C’est nouveau.
-Oui, je sais. Mais je me dis que
tant qu’on ne sait pas s’il s’agit d’un crime ou non, on ne peut se permettre
d’être tous les deux sur cette affaire. Je sais que d’habitude on fonctionne en
équipe, mais j’ai beaucoup de choses à faire et comme j’ignore s’il s’agit d’un
crime, en tant que gestionnaire de ce poste ce ne serait pas faire un bon usage
de mon temps que de nous investir tous les deux dans cette histoire. Je te
propose donc que tu t’en charges, toi; je crois que c’est la meilleure chose à
faire. Je ne te laisse pas toute seule, mais tu es bien partie, et moi je serai
là en cas de besoin, si tu as besoin de valider tes hypothèses, par exemple.
-Ça m’intéresse.
-Prends quelqu’un avec toi. Prends
Isabelle, si tu veux. Elle était sur les lieux de la découverte avec nous hier,
et elle démontre beaucoup de vivacité d’esprit.
-OK, bonne idée. Combien de temps est-ce
que tu me donnes ?
-Je ne sais pas… Sur quoi tu
travailles en ce moment ?
-Bien, il y a le délit de fuite près
de Fasset. Et j’ai une contestation d’un constat d’infraction pour une conduite
dangereuse à Montebello. Je dois me présenter en cours lundi matin.
-OK, ne prends rien d’autre pendant
les deux prochaines semaines et consacre-toi à l’affaire de la route 323.
-Par quoi est-ce que je commence ?
-Le plus urgent c’est de retourner au chantier avant
que Raymond Valiquette ne pète les plombs. Probablement que tu pourras rouvrir la
scène du crime et le chantier pourra répondre. Et puis, nous avons dit à ce
Claude Parisien, le maire-adjoint de Lac-des-Sables, que nous serions là à 10
hrs pour consulter les registres. Ça devrait bien se passer maintenant qu’on a
une date, tu n’auras pas besoin de trop tâtonner; et si je me souviens, il a
dit que la secrétaire de la municipalité serait là aussi.
-D’accord, j’y vais. Et puis… merci pour la
confiance.
-Ah, ce n’est rien.
À Lac-des-Sables, effectivement, Roxanne se retrouve
devant une scène chaotique. Il semblerait que tous les vacanciers se soient
donné rendez-vous autour du chantier; oubliés la plage, la baignade et les
sports aquatiques; oubliées les promenades, les séances de barbecue et autres
activités estivales. Les deux agents de service peinent à maintenir l’ordre.
Roxanne les entend répéter qu’il n’y a rien à voir, les gens insistent, les
huent, les invectivent. Une belle journée
comme aujourd’hui, ils devraient être à la plage, se dit-elle.
-Ça brasse, on dirait !
-Mets-en Roxanne; c’est la vraie folie ! Ils pensent
qu’on a découvert un charnier, qu’il y a encore de dizaines de cadavres qu’on
essaye de les cacher. Certains disent même qu’ils ont des parents enterrés ici
et ils veulent aller voir pour les retrouver. Ils sont bien excités, bien
énervés. On a même dû procéder à une arrestation, un jeune qui s’était glissé
sous le cordon de sécurité. On lui a mis les menottes; il est dans la voiture.
-Bon, on va le relâcher, avec un simple avertissement.
Ça lui aura servi de leçon. Avez-vous vu le propriétaire, Raymond Valiquette ?
-Il était là tantôt; c’était l’un des plus énervés. Dès
le matin, il est venu nous engueuler, comme quoi la police allait le ruiner et
il a menacer de faire une poursuite pour toutes les pertes encourues !
-Rien de nouveau.
-Je crois qu’il est dans les bureaux, là-bas avec son
gérant.
-Oui, monsieur Binet. Bon, merci. Ne dites rien pour
ne pas empirer la situation, mais on va libérer la place vers midi. Je vais
aller le lui annoncer. Pendant que je vais là-bas, pourrais-tu Isabelle te
rendre aux bureaux municipaux ? Le maire-adjoint, monsieur Parisien, et une
secrétaire… attends que je consulte mes notes… une madame Beausoleil, devraient
être là. Sors tout ce que tu trouver sur l’été 1978 : plans de la ville,
procès-verbaux du Conseil, articles de journaux, et surtout des photos du
village.
-Ça va. Et je t’attends là-bas ?
-Oui, c’est ça.
Roxanne se dirige vers la roulotte près de sous-bois.
À mesure qu’elle s’approche, elle entend des éclats de voix.
-Ah, vous v’là, mademoiselle ! Il faut que ça arrête : cette affaire-là
est en train de me ruiner !
-Je suis l’officière Quesnel-Ayotte, monsieur
Valiquette.
-OK… OK… c’est l’énervement qui me fait déparler. Excusez-moi.
Qu’est-ce que vous allez faire ?
-Bonjour monsieur Binet. Où sont vos ouvriers ?
-La plupart sont chez eux, certains sont aux
alentours; ils aiment pas ça se tourner les pouces.
-Comment communiquez-vous avec eux ?
-On téléphone au responsable du syndicat et après ça,
ça va assez vite.
Roxanne jette un rapide coup d’œil de côté à monsieur
Valiquette.
-Bon, vous pouvez leur dire qu’ils pourront renter
cette après-midi, je vais faire enlever le cordon de sécurité à midi.
-Parfait ! Parfait ! Ça c’est parfait ! On va pouvoir
reprendre le travail, réagit vivement le propriétaire.
-Ce n’est pas si "parfait", monsieur
Valiquette. Cette bande de curieux qui est là dehors va envahir votre chantier
aussitôt qu’on aura enlevé notre cordon jaune; ils veulent tous voir "les
lieux du crime", vous comprenez. Alors avec les quelques ouvriers que vous
avez sur place vous devriez les faire partir et rétablir la sécurité sur
l’ensemble du chantier. Cette après-midi, la police ne sera plus là pour vous
"ruiner", mais elle ne sera plus là non plus pour tenir les gens à
distance.
-Vous avez raison. On va les faire reculer.
Jean-Jacques et moi on s’en occupe ! Viens, on y va tout-de-suite. Non, non on
appelle le syndicat avant pour faire rentrer les autres.
Pendant que messieurs Valiquette et Binet, rassemble
leurs ouvriers pour faire reculer les gens, Roxanne jette un dernier coup d’œil
sur le trou où la macabre découverte a été faite. Qu’est qu’il y a bien plus se passer ? Elle sait que l’équipe de
reconstitution a déjà pris toutes les photos dont elle avait besoin, mais elle
en prend deux ou trois sous différents angles, juste pas acquis de conscience.
Elle calcule mentalement la distance depuis les arbres, la distance depuis les
premières habitations, qui n’étaient certainement pas là en 1978, la distance
depuis le centre du village, et même depuis le lac. Tout-à-coup, l’hypothèse séduisante
d’un jeune homme saoul lui paraît soudain moins convaincante. Pourquoi serait-il passé par ici ? Ça n’a
pas de sens. S’il logeait dans un hôtel, c’est un détour qui ne tient pas. Avec
la tête qui tourne et les idées embrumées par l’alcool, on veut tout simplement
se rendre le plus rapidement possible à son lit. Et s’il avait fait du camping,
c’est impossible que le terrain ait été de ce côté-ci du chantier; jamais les
campeurs et les baigneurs n’auraient fait cette distance matin et soir, ou chaque
fois qu’il leur fallait revenir à leur tente. Et s’il avait fait du camping
sauvage, dans un bois tout seul, il ne se serait pas installer lui non plus à
côté du chantier; trop de poussière, trop de bruit. Il y a dû y avoir autre
chose. Peut-être qu’on l’a entraîné vers ici ?... Peut-être qu’on l’a traîné ? Hey; oui, peut-être. Il y aurait eu un
accident, je ne sais pas moi, une noyade, une bousculade, une bagarre, en
pleine nuit, et on voulait cacher le corps. On ne voulait sans doute pas qu’il
soit enterré par la suite, mais peut-être simplement que la police croit qu’il
était tombé tout seul. Il faudrait voir de ce côté; il y a certainement
quelqu’un qui sait quelque chose sur ce qui s’est passait cet été de 1978.
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