lundi 7 mars 2016

Les petits enfants
Chapitre 10

                Le lendemain, le temps est au beau fixe. C’est une belle journée de fin d’été, comme il y en aura encore plusieurs avant l’automne. La première chose que fait Paul, c’est de faire venir Roxanne dans son bureau. Quand elle arrive, elle lui dit bonjour et Paul lui dit de s’asseoir.
-Écoute, j’ai pensé à quelque chose. Qu’est-ce qu’on a dans cette histoire ? Ce qu’on a, c’est un squelette qui a été trouvé par hasard dans un chantier de réfection de la route. Or, ces restes humains ce sont pas là par hasard. On peut présumer sans se tromper que ce cadavre était là depuis la construction de la route initiale... Ce qu’on a aussi, c’est une période précise : le chantier de la construction de la route s’est étalé du 15 avril au 3 septembre en 1978.
-Ah, ça c’est bien.
-Ce qu’on a aussi, c’est le nom de la compagnie de construction qui a effectué les travaux : Morin et frères. Cette compagnie n’existe plus maintenant, mais il doit bien y avoir quelque part des archives, ou même d’anciens propriétaires ou d’anciens employés qu’on pourrait facilement retrouver. Il faut donc commencer avec ça, avec ce qu’on a. Il faut commencer par ces deux pistes : faire des recherches sur cette compagnie et trouver tout ce qu’on peut trouver sur ces activités et particulièrement sur le chantier de le route 323; ça c’est la première piste. Deuxième piste : il faut aussi investiguer sur tous les avis de recherches de personnes disparues qui ont été lancés dans la région et même du Québec, pourquoi pas, pour, mettons, les six mois à partir de l’été 1978.
-Avril 1978.
-Oui, on pourrait commencer en avril, mais il fallait que le chantier soit déjà bien avancé pour qu’existe la possibilité que quelqu’un puisse tomber dans un trou suffisamment profond pour qu’il s’y assomme ou s’y tue et pour qu’on ne le voit plus…. Hmm, c’est une phrase un peu alambiquée, mais tu comprends ce que je veux dire. Surtout qu’il a probablement fallu déboiser avant de commencer les travaux.
-Le terrain a pu être déboisé l’automne précédent.
-C’est vrai. Tu as sans doute raison, on devrait ratisser le plus large possible et investiguer sur toutes les disparitions à partir d’avril 1978; et comme je te l’ait dit hier je ne crois qu’il y en ait tant que ça. Le troisième champ d’investigation, c’est le village lui-même. Il faut savoir le plus précisément possible à quoi ressemblait le Lac-des-Sables cette année-là, on parle toujours de 1978 : où se trouvaient les habitations, les hôtels, les plages publiques, les hotels/motels, les bars, les campings, etc…
-Oui, continue.
-Ce qu’on ne sait pas, c’est si le cadavre s’est retrouvé là par mégarde, je veux dire si c’est un accident ou non; un accident, comme tu l’as proposé, d’un homme ivre qui serait tombé dans un des trous du chantier, il n’a pas pu se relever et à était ensuite enterré. Ce qu’on ne sait pas, c’est si un crime ou pas. Pour ça, il va falloir chercher l’aiguille dans la botte de foin.
-Ce ne sera pas facile.
-Et j’ai eu l’idée que tu te charges de l’affaire seule.
Roxanne regarde son père avec beaucoup d’intérêt.
-C’est nouveau.
-Oui, je sais. Mais je me dis que tant qu’on ne sait pas s’il s’agit d’un crime ou non, on ne peut se permettre d’être tous les deux sur cette affaire. Je sais que d’habitude on fonctionne en équipe, mais j’ai beaucoup de choses à faire et comme j’ignore s’il s’agit d’un crime, en tant que gestionnaire de ce poste ce ne serait pas faire un bon usage de mon temps que de nous investir tous les deux dans cette histoire. Je te propose donc que tu t’en charges, toi; je crois que c’est la meilleure chose à faire. Je ne te laisse pas toute seule, mais tu es bien partie, et moi je serai là en cas de besoin, si tu as besoin de valider tes hypothèses, par exemple.
-Ça m’intéresse.
-Prends quelqu’un avec toi. Prends Isabelle, si tu veux. Elle était sur les lieux de la découverte avec nous hier, et elle démontre beaucoup de vivacité d’esprit.
-OK, bonne idée. Combien de temps est-ce que tu me donnes ?
-Je ne sais pas… Sur quoi tu travailles en ce moment ?
-Bien, il y a le délit de fuite près de Fasset. Et j’ai une contestation d’un constat d’infraction pour une conduite dangereuse à Montebello. Je dois me présenter en cours lundi matin.
-OK, ne prends rien d’autre pendant les deux prochaines semaines et consacre-toi à l’affaire de la route 323.
-Par quoi est-ce que je commence ?
                -Le plus urgent c’est de retourner au chantier avant que Raymond Valiquette ne pète les plombs. Probablement que tu pourras rouvrir la scène du crime et le chantier pourra répondre. Et puis, nous avons dit à ce Claude Parisien, le maire-adjoint de Lac-des-Sables, que nous serions là à 10 hrs pour consulter les registres. Ça devrait bien se passer maintenant qu’on a une date, tu n’auras pas besoin de trop tâtonner; et si je me souviens, il a dit que la secrétaire de la municipalité serait là aussi.
                -D’accord, j’y vais. Et puis… merci pour la confiance.
                -Ah, ce n’est rien.

                À Lac-des-Sables, effectivement, Roxanne se retrouve devant une scène chaotique. Il semblerait que tous les vacanciers se soient donné rendez-vous autour du chantier; oubliés la plage, la baignade et les sports aquatiques; oubliées les promenades, les séances de barbecue et autres activités estivales. Les deux agents de service peinent à maintenir l’ordre. Roxanne les entend répéter qu’il n’y a rien à voir, les gens insistent, les huent, les invectivent. Une belle journée comme aujourd’hui, ils devraient être à la plage, se dit-elle.
                -Ça brasse, on dirait !
                -Mets-en Roxanne; c’est la vraie folie ! Ils pensent qu’on a découvert un charnier, qu’il y a encore de dizaines de cadavres qu’on essaye de les cacher. Certains disent même qu’ils ont des parents enterrés ici et ils veulent aller voir pour les retrouver. Ils sont bien excités, bien énervés. On a même dû procéder à une arrestation, un jeune qui s’était glissé sous le cordon de sécurité. On lui a mis les menottes; il est dans la voiture.
                -Bon, on va le relâcher, avec un simple avertissement. Ça lui aura servi de leçon. Avez-vous vu le propriétaire, Raymond Valiquette ?
                -Il était là tantôt; c’était l’un des plus énervés. Dès le matin, il est venu nous engueuler, comme quoi la police allait le ruiner et il a menacer de faire une poursuite pour toutes les pertes encourues !
                -Rien de nouveau.
                -Je crois qu’il est dans les bureaux, là-bas avec son gérant.
                -Oui, monsieur Binet. Bon, merci. Ne dites rien pour ne pas empirer la situation, mais on va libérer la place vers midi. Je vais aller le lui annoncer. Pendant que je vais là-bas, pourrais-tu Isabelle te rendre aux bureaux municipaux ? Le maire-adjoint, monsieur Parisien, et une secrétaire… attends que je consulte mes notes… une madame Beausoleil, devraient être là. Sors tout ce que tu trouver sur l’été 1978 : plans de la ville, procès-verbaux du Conseil, articles de journaux, et surtout des photos du village.
                -Ça va. Et je t’attends là-bas ?
                -Oui, c’est ça.

                Roxanne se dirige vers la roulotte près de sous-bois. À mesure qu’elle s’approche, elle entend des éclats de voix.
                -Ah, vous v’là, mademoiselle !  Il faut que ça arrête : cette affaire-là est en train de me ruiner !
                -Je suis l’officière Quesnel-Ayotte, monsieur Valiquette.
                -OK… OK… c’est l’énervement qui me fait déparler. Excusez-moi. Qu’est-ce que vous allez faire ?
                -Bonjour monsieur Binet. Où sont vos ouvriers ?
                -La plupart sont chez eux, certains sont aux alentours; ils aiment pas ça se tourner les pouces.
                -Comment communiquez-vous avec eux ?
                -On téléphone au responsable du syndicat et après ça, ça va assez vite.
                Roxanne jette un rapide coup d’œil de côté à monsieur Valiquette.
                -Bon, vous pouvez leur dire qu’ils pourront renter cette après-midi, je vais faire enlever le cordon de sécurité à midi.
                -Parfait ! Parfait ! Ça c’est parfait ! On va pouvoir reprendre le travail, réagit vivement le propriétaire.
                -Ce n’est pas si "parfait", monsieur Valiquette. Cette bande de curieux qui est là dehors va envahir votre chantier aussitôt qu’on aura enlevé notre cordon jaune; ils veulent tous voir "les lieux du crime", vous comprenez. Alors avec les quelques ouvriers que vous avez sur place vous devriez les faire partir et rétablir la sécurité sur l’ensemble du chantier. Cette après-midi, la police ne sera plus là pour vous "ruiner", mais elle ne sera plus là non plus pour tenir les gens à distance.  
                -Vous avez raison. On va les faire reculer. Jean-Jacques et moi on s’en occupe ! Viens, on y va tout-de-suite. Non, non on appelle le syndicat avant pour faire rentrer les autres.


                Pendant que messieurs Valiquette et Binet, rassemble leurs ouvriers pour faire reculer les gens, Roxanne jette un dernier coup d’œil sur le trou où la macabre découverte a été faite. Qu’est qu’il y a bien plus se passer ? Elle sait que l’équipe de reconstitution a déjà pris toutes les photos dont elle avait besoin, mais elle en prend deux ou trois sous différents angles, juste pas acquis de conscience. Elle calcule mentalement la distance depuis les arbres, la distance depuis les premières habitations, qui n’étaient certainement pas là en 1978, la distance depuis le centre du village, et même depuis le lac. Tout-à-coup, l’hypothèse séduisante d’un jeune homme saoul lui paraît soudain moins convaincante. Pourquoi serait-il passé par ici ? Ça n’a pas de sens. S’il logeait dans un hôtel, c’est un détour qui ne tient pas. Avec la tête qui tourne et les idées embrumées par l’alcool, on veut tout simplement se rendre le plus rapidement possible à son lit. Et s’il avait fait du camping, c’est impossible que le terrain ait été de ce côté-ci du chantier; jamais les campeurs et les baigneurs n’auraient fait cette distance matin et soir, ou chaque fois qu’il leur fallait revenir à leur tente. Et s’il avait fait du camping sauvage, dans un bois tout seul, il ne se serait pas installer lui non plus à côté du chantier; trop de poussière, trop de bruit. Il y a dû y avoir autre chose. Peut-être qu’on l’a entraîné vers ici ?... Peut-être qu’on l’a traîné ? Hey; oui, peut-être. Il y aurait eu un accident, je ne sais pas moi, une noyade, une bousculade, une bagarre, en pleine nuit, et on voulait cacher le corps. On ne voulait sans doute pas qu’il soit enterré par la suite, mais peut-être simplement que la police croit qu’il était tombé tout seul. Il faudrait voir de ce côté; il y a certainement quelqu’un qui sait quelque chose sur ce qui s’est passait cet été de 1978.

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