lundi 21 mars 2016

Les petits enfants
Chapitre 12
               
Roxanne décide de reprendre la voiture et de se rendre à Sainte-Émilie, le village situé une douzaine de kilomètres au sud de Lac-des-Sables, pour aller manger avec Isabelle. Elles doivent se parler et elle juge qu’il est préférable pour elles de prendre leur repas dans un lieu où elles se feront moins regarder, où elles seront moins sous la lorgnette des autres clients. Déjà que deux jeunes policières qui entrent dans un lieu public, ça fait toujours tourner les têtes, mais dans un Lac-des-Sables en ébullition, tout le monde au restaurant serait si curieux de savoir de quoi elles parlent qu’il leur serait impossible de causer librement. Elles décident de s’arrêter au premier casse-croûte trouvé, une pataterie appelée tout simplement « Chez Normand » qui ne paie pas de mine. Au comptoir, elles se commandent chacune un repas (un spécial du jour « porc effiloché » pour Isabelle et un simple sandwich grillé au fromage pain brun pour Roxanne). Le jeune homme qui prend leurs commandes a le sourire fendu jusqu’aux oreilles et les yeux ouvertement lubriques; une bonne partie de la clientèle les regarde. Heureusement, elles se trouvent une table isolée près du mur du fond.
Après un moment et une bouchée, Roxanne commence :
-Bon, on peut se parler. Alors qu’est-ce que tu trouvé dans tes recherches ? As-tu remarqué quelque chose de suspect ?
                -La première chose que je dois dire est que monsieur Parisien m’a fait toutes les misères du monde. Il a essayé par tous les moyens de nous faire de l’obstruction, tellement que ça devenait risible. Au début, il disait qu’il n’avait pas les clés des salles d’archives, mais la secrétaire de la municipalité, madame Beausoleil, elle, avait des doubles. Ensuite il a insisté sur le fait que le maire de Lac-aux-Sables n’accepterait pas ça et que lui, en l’absence du maire, il ne pouvait pas l’accepter. Il disait qu’il lui avait téléphoné dans la nuit, et qu’il le lui avait interdit formellement, que ce n’était pas de nos affaires, qu’on allait voir ce qu’on allait voir. Ensuite, il affirmait que telles boites n’existaient pas, ou alors qu’on c’était interdit de regarder tel ou tel truc ou dans un tel endroit. Je t’ai presque appelée pour que tu viennes à ma rescousse, mais je me suis dit que je pouvais bien m’en sortir toute seule. En tout cas, tout ce temps-là, la secrétaire madame Beausoleil était dans ses petits souliers.
                -Il n’était même né en 1978, au moment des événements; ça m’étonnerait que monsieur Parisien ait quelque chose à cacher ou qu’il veuille cacher quelque chose. Qu’est-ce qu’il gagnerait à se faire accuser d’entrave au travail des agents de la paix ?
                -C’est vrai que vu son… jeune âge, il n’est certainement pas impliqué directement dans cette histoire; mais peut-être qu’il sait quand même quelque chose, qu’il a entendu des choses, que quelqu’un lui a raconté quelque chose. Et peut-être qu’il veut protéger quelqu’un d’autre… comme un membre de sa famille… ou comme le vrai maire par exemple… comment s’appelle-t-il encore ?
                -Sauvageau.
                -Oui, ce sont certainement deux amis, deux comparses. Peut-être qu’après tout il ne sait rien de cette histoire et que ce n’est pas le maire Sauvageau comme tel qu’il cherche à couvrir, mais peut-être que ce dernier lui a demandé, mettons, une faveur. Peut-être que le maire sait quelque chose et qu’il ne tienne pas à ce qu’on la fouille, qu’on y regarde de trop près.
-Oui, il faudra voir. Pour l’instant, il est en croisière en Alaska. On ira lui parler à son retour. Quoi d’autre ?
                -C’était un vrai fouillis ! Il n’y avait aucun ordre, aucune méthode de rangement, aucun système de classement ! Je ne sais pas si c’est mieux pour les dossiers informatisés, mais ce que j’ai vu ne me rassure pas ! Je ne crois pas que le Ministère des Affaires municipales est souvent passé par ici, ça ne me semble pas régulier. Quand l’enquête sur le squelette du chantier sera terminée, ça vaudra la peine de leur envoyer quelques-uns de nos fiscalistes.
                -Qu’as-tu trouvé dans les contrats ?
                -Pour l’instant rien; je n’ai pas eu de lire quoique ce soit dans les détails. Je n’ai pas trouvé les contrats pour la construction de la route, bien sûr, ils doivent être au Ministère. Mais, j’ai trouvé les procès-verbaux; il faudra les lire en détail pour voir comment la décision a été prise au niveau local, pour voir s’il n’y a pas eu d’irrégularités. Et toi, tu avances dans tes cogitations ?
                -Je ne sais pas... Je ne sais pas trop quoi penser. C’est sûr que ce cadavre ne s’est pas retrouvé là par hasard. Il n’y a que deux hypothèses, en fait : un accident ou un crime. J’avais une belle théorie d’un possible accident, un homme saoul qui aurait voulu prendre un raccourci pour revenir chez lui, mais j’en suis beaucoup moins certaine, maintenant; la configuration des lieux n’appuie en rien cette thèse. Ça demeure dans le champs du possible, mais je pense de plus en plus qu’il y a autre chose, qu’il y a eu un crime… ou alors un crime dissimulé. Je ne sais pas…. Peut-être que c’est un accident et qu’on aurait voulu dissimiler le cadavre. Mais même ça, ça ne tient pas debout.
-Tu sais, moi non plus, je ne suis pas convaincue qu’il s’agisse d’un accident.
-Pourquoi tu dis ça ?
                -Tu sais, il y a toujours beaucoup de va et vient dans un chantier. Je serais très très étonnée que personne ne l’ait vu, que personne n’ai rien vu. On a pu faire sembler de ne pas le voir. Il aurait pu y avoir un accrochage, une bagarre entre ouvriers qui aurait mal tourné et qui aurait fait un mort. Et là on ne s’avait plus trop quoi faire du cadavre.
                -Je ne sais pas… Ça ferait beaucoup de silence à acheter. Et on plus le squelette était en maillot de bain,
-Alors peut-être une bagarre en baigneurs, entre vacanciers.
Roxanne reste silencieuse quelques instants. Isabelle reprend :
-Si c’était le cas, une bagarre ou une altercation entre vacanciers, c’est sûr que quelqu’un sait quelque chose.
-Oui, c’est sûr que quelque part quelqu’un sait quelque chose. On pourrait essayer de retrouver le nom des ouvriers de ce chantier.
-Hmmm… Oui, mais retrouver la liste des ouvriers d’un chantier de 1978 ne sera pas facile.
-Ou alors, aller le plus simple : il faut essayer la piste d’une complicité, soit avec la compagnie Morin et frères ou avec les autorités de village. Il faut que quelqu’un ait vu quelque chose.
                -Oui, je suis d’accord avec toi.
                -Bon, on retourne.
                Sur le pas de la porte. Isabelle donne un petit coup de coude à sa compagne :
-Hey, dis donc ! C’est toute une marque de confiance que ton père t’a faite ! Te confier toute une enquête !
                -Oui, c’est vrai ! Il m’a dit que ça ne se justifiait pas de mettre deux enquêteurs à temps plein sur cette histoire qui s’est passée il y a presque quarante ans. Peut-être qu’il vieillit et qu’il commence à penser à la retraite.
                -Et à sa succession !
                -Tu dis n’importe quoi.
                -Il ne doit pas se réjouir de voir la retraite approcher, surtout qu’il est encore tout seul.
                -Ne m’en parle pas ! On dirait qu’il fait exprès, conclut Roxanne en déverrouillant les portes de la voiture.
               
                Roxanne arrête la voiture dans le stationnement de la mairie de Lac-des-Sables. Isabelle la questionne, une main sur la pognée de porte.
                -Tu n’as pas dit grand-chose durant le trajet.
                -Non; je pense à quelque chose que tu as dit au restaurant. C’est un fil qui dépasse et qu’il va falloir tirer…. Bon, je te laisse ici; moi je vais aller voir la bibliothèque.
                -Ça va; j’ai presque fini. À tout-à-l’heure.
Roxanne se dirige à pied jusqu’à l’ancien presbytère; elle se fait la remarque que c’est un joli bâtiment bien entretenu, qui a gardé sa facture ancienne, malgré plusieurs rénovations, à chaque fois pour le mettre au goût du jour. À la dernière transformation majeure, on a décidé de diviser le rez-de-chaussée : un côté qui était à l’origine le cabinet et les locaux qu’occupait le curé est devenu le bureau de tourisme de la municipalité et de la région de Lac-des-Sables, et l’autre, qui était au début la cuisine et la dépense de sa ménagère a été transformé en une petite bibliothèque. On a visiblement essayé de conserver son cachet d’origine au côté de la bibliothèque. Pour les deux, on entre par la même porte. À gauche, c’est le bureau touristique et à droite la bibliothèque. C’est bien pensé, et c’est pratique, comme ça on fait d’une pierre deux coups. C’est tout l’art de réutiliser les vieux bâtiments, de leur donner une deuxième vie.
                Les heures d’ouvertures sont bien trois matinées par semaine pour la bibliothèque comme l’avait dit madame Beausoleil. Le bureau de tourisme, lui, est ouvert tous les matins. Roxanne y entre. C’est bien aménagé, attrayant, invitant. Sur les murs on voit des photos des paysages des alentours. Sur le mur du fond, on voit une vitrine qui expose quelques petits animaux empaillés. Il y a un présentoir rempli de cartes de la région, de dépliants publicitaires, des fiches vantant les diverses activités touristiques. Au premier coup d’œil, il n’y a rien d’inhabituel. Derrière le comptoir, une jeune fille est penchée sur son téléphone portable. Elle lève la tête et ne peut réprimer une expression de surprise en voyant Roxanne. C’est sûr qu’on ne voit pas souvent de policier, et surtout de policière dans le coin. Elle est certainement aussi curieuse que les autres de savoir ce qui a pu se passer sur le chantier de la 323.
                -Bonjour, est-ce que je peux vous aider ?
                Elle a une jolie voix et une bonne articulation. On lui a bien montré ce qu’elle devait faire et quelle devait être son attitude.
                -Oui… En fait, c’est surtout la bibliothèque que je voulais voir.
                -Elle sera ouverte demain matin.
                -Qui est-ce qui s’en occupe ?
                -Madame Sabourin. C’est ma patronne. Elle vient en général le matin et repart à midi. Vous pourrez la voir demain.
                -Je repasserai alors.
                - Est-ce que c’est important ?
Roxanne la regarde en souriant de cet écart de professionnalisme, bien excusable dans les circonstances.
-Ça n’a pas l’air très occupé aujourd’hui ?
                -Oh, les gens viennent par bourrées. Ils viennent surtout le matin.
                -Au revoir.

                -Au revoir; est-ce que je peux avoir votre code postal ? C’est pour nos statistiques.

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