mardi 26 avril 2016

Les petits enfants
Chapitre 17

En début d’après-midi, Roxanne se rend de nouveau à Lac-des-Sables. D’après les archives, il y avait deux motels-hôtels à l’époque, dont un seul est toujours en opération aujourd’hui. La visite au motel « Chez Joe Montferrand » qui ne paie pas trop de mine ne donne grand-chose. La jeune femme à l’accueil n’était visiblement pas née en 1978 et elle n’a une idée où pouvaient bien se trouver les anciens registres.
-Les registres de 1978 ??
La jeune femme regarde Roxanne comme si elle venait de la planète Mars.
-Nous n’avons pas de registre, tout est informatisé !
Il suggère à Roxanne de contacter le propriétaire actuel Tony Bibeau; mais comme le motel a été vendu trois fois en trente ans, Roxanne ne se fait pas trop d’illusion. Elle se doute que tout a été détruit au fur et à mesure des changements de direction. Elle reprend la route et se rend à Pontneuf à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Lac-aux-Sables; c’est là que demeure l’héritier des propriétaires de l’autre hôtel.
L’hôtel « Chez nous, c’est chez vous » - c’était son nom - a longtemps été le détour obligé à Lac-des-Sables, le lieu d’arrêt par excellence pour toute personne séjournant quelque temps dans la région. Il avait ouvert une décennie après la fondation officielle du village au début des années 1950. L’accueil chaleureux et bon enfant de Francine et Bernard Bibeau, le couple qui en était propriétaire, son ambiance festive, la qualité de la table et la beauté de la vue sur le lac qu’il offrait, faisaient sa réputation. On se sentait vraiment chez soi; on se sentait loin du monde, on y oubliait tout. C’était un must qu’on ne pouvait manquer qui attirait une clientèle composée autant de riches Étatsuniens venus chasser l’orignal que de simples familles de vacanciers. Il est vrai aussi que Francine n’était pas une femme à dédaigner; elle aimait bien rire et elle savait que sa poitrine généreuse moulée par dans des gaminets blancs ou jaunes faisait tourner bien des regards innocemment concupiscents, le tout sous l’œil complice et moqueur de Bernard. Il y avait une douzaine de chambres et l’hôtel affichait souvent complet. Toute la clientèle se mêlait dans la salle à manger, le soir, Bernard n’avait pas son pareil pour relater ou pour faire raconter les exploits du jour des uns et des autres et tout le monde écoutait, commentait et participait. La bière coulait abondamment et servait à délier les langues. Une fois un homme de l’État de Washington avait raconté sa mésaventure devant un ours aventureux; il avait dû grimper dans un arbre et y avait passé une bonne partie de l’après-midi par peur de redescendre et de se retrouver face à son ours. La salle entière s’était esclaffée devant son air piteux, et Francine et Bernard n’avaient pu s’empêcher de rire eux non plus, et ni le personnel; on en avait parler pendant tout l’été et même l’année d’après. Tous les jeunes du village ou presque voulaient travailler l’été à l’hôtel « Chez nous, c’est chez vous »; on y était rémunéré qu’au salaire minimum mais les pourboires étaient spectaculaires.
Avec les années, la clientèle avait graduellement changé; la chasse était devenue moins populaire au profit des randonnées en motoneiges, et les motoneigistes préféraient s’arrêter au « Rendez-vous du Nord » nouvellement établi dans un autre coin du village. Et la nouvelle route avait fait mal aussi; le long de celle-ci des établissements commerciaux avaient ouvert plus modernes correspondants mieux aux nouveaux goûts de la clientèle. Francine et Bernard vieillissaient aussi, ils le savaient; ils avaient moins d’énergie qu’avant et Francine pouvait moins jouer de ses charmes. Ils avaient pris leur retraite; ils avaient eu deux fils, Sammy et Jocelyn et aucun des deux ne voulaient ni ne pouvaient prendre la relève. Ils auraient bien voulu vendre, mais pendant deux ans, ils n’avaient reçu aucune offre intéressante parce que l’édifice demandait trop de rénovations et trop d’innovations modernes. Ils avaient fini, la mort dans l’âme, par céder leur hôtel mythique pour quelques dollars à la municipalité qui l’avait déclaré monument patrimonial, le premier du genre dans la région. Malheureusement, il sera rasé par un incendie une dizaine d’années plus tard. Trois autres motels-hôtels avec beaucoup moins de cachet se sont ensuite ajoutés au fil du temps à Lac-des-Sables.

-Bonjour, je suis l’officière Roxanne Quesnel-Ayotte, de la Sureté du Québec; j’aimerais avoir des informations sur l’hôtel que possédaient vos parents.
Elle regarde cet homme obèse, hirsute et débraillé, qui est venu paresseusement lui répondre; il ne semble pas avoir pris sa douche depuis un bon bout de temps.
-Ils sont morts, mon père il y a longtemps, pis ma mère il y a deux ans. En plus, tout a brûlé, il y a au moins dix ans.
 -Oui je le sais en 2005. Mais ce que je cherche ce sont plutôt les archives, les anciens registres; savez-vous où je pourrais les trouver ?
-Ils ont fait quelque chose de pas correct…
-Non, pas du tout, mais je fais une enquête sur un événement qui s’est passé à Lac-des-Sables en 1978 et je cherche le plus d’information possible sur cette époque, et j’ai pensé que les registres de l’hôtel « Chez nous, c’est chez vous » pourrait m’aider.
-Moi, je ne m’en suis jamais occupé. Quand, mes parents ont pris leur retraite, ils ont essayaient de vendre l’hôtel, mais personne n’a voulu l’acheter; la bâtisse était ben qu’trop maganée. La municipalité la pris pour le dixième de sa valeur, avec la promesse de faire les réparations. C’était pas beaucoup. Mes parents étaient vraiment découragés. Tout avait été vidé; ils ont fait une vente de feu pour récupérer un peu d’argent, le mobilier, la coutellerie… Le pire, c’est que quand ça a brûlé, c’est la municipalité qui a eu les assurances. Mon père était vraiment découragé; il est mort pas longtemps après pis moé, je me suis occupé de ma mère qui faisait du Alzheimer. Elle est morte il y deux ans.
-Est-ce que je peux entrer ?
Jocelyn Bibeau cède de mauvaise grâce. La maison est sens dessus dessous, tout est disposé pêle-mêle.
-Vous vivez seul ?
-Oui; j’ai un frère à… Kingston, mais on ne se voit pas souvent.
Roxanne sait que son frère Sammy est interné au pénitencier fédéral de Kingston pour trafic de stupéfiant et elle se demande bien pourquoi Jocelyn Bibeau n’en parle pas. On verra plus tard. Je ne suis pas venue pour ça.
-Avec l’argent qui leur restait ils ont acheté cette maison, loin de Lac-des-Sables. Ils voulaient plus rien savoir de ça. Ils avaient pas une grosse pension, même s’ils ont travaillé toute leur vie. Pis moé, je me suis occupé de ma mère quand mon père est mort.
-Vos parents quand ils ont déménagé ici, ils n’ont rien gardé de l’hôtel ? Ils n’avaient pas de chemises, des dossiers, des boites ?
-Non rien, ils voulaient tourner la page… Ah oui, il y a un gros coffre dans le grenier où ils ont mis des affaires. Je sais pas quoi; je ne l’ai jamais ouvert.
-Est-ce qu’on peut aller voir ?
Un escalier en colimaçon mène au grenier, tout aussi encombré que le reste de la maison : des veilles chaises, des meubles, des couvertures, des boites, des outils.
Jocelyn Bibeau désigne un coin : « C’est là. »
Roxanne aperçoit une grosse malle qui disparaît presque sous des amas de vieilleries.
-On va la dégager, dit-elle; et elle se met à déplacer les objets les uns après les autres. Jocelyn Bibeau les dépose négligemment n’importe où.
La malle à découvert, Roxanne s’agenouille.
-Elle est barrée.
-Ça s’peut, moi je l’ai jamais ouverte.
-Il y a peut-être un trésor !
La remarque de Roxanne ne fait pas ni rire ni sourire son interlocuteur.
-Elle est très lourde comment l’a-t-on montée jusqu’ici ?
-Probablement que mes parents l’ont remplie au fur et à mesure.
-Je cherche l’année 1978.
-C’est mon père qui s’occupait de la comptabilité.
-Je peux supposer que vous aviez dix ou douze ans en 1978.
Elle sait qu’il est né en 1966 et son frère ainé deux ans auparavant.
-Quand mes parents avaient l’hôtel, tout le monde me connaissais, je pouvais aller partout. Je connaissais tous les racoins.
-Dites-moi une chose monsieur Bibeau. Est-ce que vos parents vous auraient parlé d’un homme qui serait parti en catimini sans payer ?
-Bien des gens partaient tôt le matin; ils laissent la clé sur la table de lit ou au comptoir d’entrée et on ne les voit plus. Il y a plein de gens qui vont ça. Peut-être moins à l’hôtel parce que c’était familial. Des gens qui sont partis sans payer ? Je ne sais pas; il fallait payer d’avance, mais on sait jamais. Partir sans payer, ça me surprendrait.
-Est-ce qu’il y a déjà eu un vol ?
-Les gens pouvaient partir avec des serviettes, des savons, même des draps, mais pas beaucoup; mes parents étaient quand même très respectés et quand ça arrivait, par exemple, un drap qui manquait, le client était barré à jamais.
-Savez-vous si il y aurait eu un cambriolage…
-Un cambriolage ?! Non, il n’y jamais eu de cambriolage.
-Est-ce qu’il y avait des bagarres ? Ou alors des événements extraordinaires ?
-Il y avait des chasseurs qui se vantaient pas mal et d’autres qui avaient un peu trop pu qui pouvaient se crier des noms, mais des batailles, non, j’en ai jamais vu.
En entamant sa descente, Jocelyn Bibeau repète : « Non, jamais… »
-Est-ce qu’il y aurait eu quelqu’un qui serait parti en laissant toutes ses affaires, qui aurait disparu en laisser ses bagages ?
-Bien des gens oubliaient des affaires, bien du monde, des brosses à temps, des chaussures des sous-vêtement, des couteaux, des sacs de voyage; mais tous les bagages, je n’en ai pas entendu parler…. Attendez, je me souviens une fois, c’était au milieu de 1977 ou 1978, quelque chose comme ça; je ne suis pas sûr. Mais une fois, un groupe de chasseur était parti toute l’après-midi dans la région du Mont Dufresne, peut-être, je m’en souviens pas, et ils devaient revenir pour le souper; ils devaient être quatre ou cinq. Et le soir, ils ne sont pas rentrés. Maintenant, ça me revient, j’avais complétement oublié ça.
-Oui, vous vous souvenez de quoi ?
-Il arrivait souvent que les soirées se prolongent; mon père aimait ça compter des histoires; moi j’étais tanné de l’entendre alors je passais mes soirées au lac. Là, ils sont rentrés plus tard que prévu. Quand je suis revenu, j’ai vu que mon père les attendait encore. Moi il m’a pas vu, mais les chasseurs sont arrivés au milieu de la nuit; c’était vendredi ou samedi soir. Quand ils sont rentrés, ils ont eu une grosse chicane avec mon père, ça m’a réveillé, mais je comprenais pas vraiment; j’entendais juste : « C’est pas d’notre faute ! C’est pas d’notre faute ! » Mon père était vraiment en maudit. Le lendemain, ils étaient partis… Ah oui, ils disaient qu’ils étaient tombés dans l’eau, que le courant les avait emportés… Quelque chose comme ça.
-Est-ce que c’est possible qu’ils soient partis cinq et qu’ils soient revenus quatre ?

-Je ne peux pas dire. Ça me paraît dur à croire. Quand je me suis levé le matin, ils n’étaient plus là. Ça devait être en ‘77 ou ‘78, peut-être après les Olympiques en tout cas.

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