lundi 2 mai 2016

Les petits enfants
Chapitre 18

-Je vais revenir car ça va me prendre des outils, un marteau ou un tournevis, pour ouvrir le coffre.
-Vous pouvez briser la serrure si vous voulez, ça ne me dérange pas.
-Vous êtes sûr ?
-Ouais, c’pas grave; de toute façon il faudrait que je jette tout ça; ça ne sert plus à rien. J’aurais dû déjà m’en débarrasser. Quand on était jeune, mon frère pis moé… Y’est en prison, vous savez…
-À Kingston ?
-Oui… Pour trafic de drogues...
-Qu’est-ce que vous alliez dire sur votre frère et vous quand vous étiez jeune ?
-Tout le monde au village nous connaissez. Pour vrai, tout le monde connaissait tout le monde et tous les parents connaissaient les enfants des autres. Et beaucoup des autres enfants venaient chez nous parce que c’était comme un Parc d’amusement; on pouvait jouer à cachette toute la journée. Pis mon père avait toujours des bonbons ou des friandises pour tout le monde. Ma mère nous trouvait fatigants, mais mon père ça lui faisait rien… Il aimait les enfants… Il aimait la compagnie…
-Mais…
-Mais rien, je sais pas pourquoi j’vous raconte ça; ça n’a rien à voir avec ce que vous cherchez… Avec mon frère pis moi, il était différent; c’est tout; c’était pas toujours drole... J’dois avoir un marteau à quelque part. J’vais aller le chercher.
Jocelyn Bibeau disparaît dans l’escalier qui mène au sous-sol et Roxanne l’entend déranger quelques boîtes.
Il remonte avec un marteau dans la main.
-Le v’là !
Pendant un court instant, Roxanne hésite : est-ce que c’est la bonne chose à faire ?
-Allons-y. On va ouvrir ce maudit coffre.
Il commencer taper rageusement sur la serrure de la vieille malle, qui résiste. Roxanne demeure un peu surprise de voir cet homme corpulent déployer tout-à-coup une telle énergie.
-Tabaslac ! On va-tu en v’nir à bout ?
-Je peux vous remplacer si vous voulez ?
-Non, non, ça va; j’vais l’avoir, la maudite.
Il se remet à taper férocement. La serrure tient bon mais les ferrures commencent à fléchir. Encore quelques coups bien placés et le tout cèdera.
-Enfin ! On l’a eue !
Il dépose le marteau sur le sol. Lentement il ouvre le lourd couvercle de la malle sur un amoncellement de papiers, de dossiers, de carnets de comptes, de registres pêle-mêle. Ça sent l’humidité et la moisissure à plein nez. Pendant quelques instants il farfouille dans le tas.
-C’est n’importe quoi ça !
-Oui…
-Vous allez fouiller tout ça pour trouver quoi… quelle année encore ?
-1978.
-Bonne chance.

Roxanne finira par trouver. En deux heures et demi, elle a sorti un à un les dossiers, les documents, les divers carnets et registres en mettant de côté tout ce qui concernait l’année 1978, ainsi que plusieurs photos, surtout des groupes avec leurs trophées de chasse. Régulièrement, Jocelyn Bibeau montait l’escalier pour voir où elle en était rendue. Il lui a apporté un café instantané qu’elle a accepté avec un sourire, puis quelques biscuits à demi brisés, et enfin juste un verre d’eau pour « l’aider avec la poussière ». Quand elle a voulu tout replacer du mieux possible dans la malle, Jocelyn Bibeau lui a dit de s’arrêter.
-Laissez faire ! J’vais tout mettre ça au feu. C’est même pas la peine de me rapporter ce que vous prenez.
-Une dernière question, monsieur Bibeau; votre frère, Roger, quand il était jeune à Lac-des-Sables, est-ce qu’il était impliqué dans le trafic de drogues ?
-J’sais pas trop… Il en vendait un peu, mais c’était surtout du pot.
-Et est-ce qu’il a été impliqué dans un accident, disons une bagarre ou même un règlement de compte ?
-Non, non jamais; Lac-des-Sables était un village tranquille; trop tranquille; il ne se passait jamais rien.
Après avoir correctement remercier Jocelyn qui lui a répondu par un sourire sincère et gêné, elle emporte avec elle ce qu’elle a trouvé et le dépose dans sa voiture. Elle démarre avec un dernier signe de la main quitte Pontneuf avec, en tête, beaucoup de matière à réflexion.

Elle rentre dans son bureau au poste de la Sureté du Québec à Papineauville. Et aussitôt elle se met à éplucher son butin.
Elle trouve rapidement la liste et le nom des clients : 155 visiteurs durant l’été. Pour une petite auberge d’une dizaine de chambres, c’est beaucoup, si on compte que la saison totalise environ 150 nuits. Certains sont venus pour une fin-de-semaine, la plupart pour une semaine ou même plus mais rarement. Il y quelques relevés de carte de crédit, des talons de chèques, mais il semble à Roxanne que la plupart des clients payaient comptant. Ça faisait beaucoup d’argent en circulation; et ça n’a pas attiré les convoitises ?
Roxanne trouve aussi des reçus d’achats des marchandises et du matériel, la nourriture, les produits d’entretien. Elle se fait la remarque que selon ces reçus il y a eu très peu de dépenses. Probablement que beaucoup d’achats ont été payés en espèce ou même sous la table, donc pas comptabilisés.
La très grosse majorité des clients étaient des hommes évidemment; Roxanne découvre que seule une dizaine de femmes ont séjourné à l’auberge « Chez nous, c’est chez vous » cet été-là. Ça devait être pas mal la même chose les autres années. Je me demande si l’inconnu du chantier a séjourné à l’auberge. Et comment savoir si l’un des clients a manqué à l’appel. Je ne peux quand même pas essayer de rejoindre les 155 personnes et leur demander s’ils sont tous revenus chez à la maison sains et sauf ?

Roxanne en est là dans ses recherches, lorsque Isabelle cogne à sa porte.
-Ça y est j’ai terminé !
-Ah, bonjour Isabelle. Terminé d’éplucher les archives de Lac-des-Sables ?
-Oui, ma chère.
-Alors, c’était fructueux ?
-Ce que j’ai trouvé ce sont les magouilles habituelles dans ce genre de petit milieu, la connivence entre les élus et le monde des affaires; le traficotage dans les attribution, même dans les chiffres des budgets; chacun voulait s’en mettre plein les poches. Mais ce qui peut être intéressant c’est qu’il y avait un groupe d’opposition à la nouvelle route, un groupe minoritaire, mais bruyant : des expropriés surtout, mais aussi un groupe de jeunes qui trouvaient que le chantier offrait très peu de nouveaux emplois aux jeunes chômeurs du coin, mais engageait plutôt des ouvriers spécialisés qui venaient d’ailleurs.
-Oui…
-Alors que jamais personne auparavant ne se présentait aux sessions du conseil, ils sont venus plusieurs perturber les délibérations et une ou deux fois ça a brassé pas mal.
-De la violence ?
-Du brasse-camarade en fait; et probablement qu’il y a eu des menaces de représailles ou d’autres choses… Et toi ?
-Pas grand-chose; j’ai retrouvé les papiers de l’auberge principal de ces années-là et j’ai même trouvé la liste des clients de l’été, mais là je suis un peu coincée : je ne sais pas trop où toutes ces recherches, les tiennes et les miennes vont nous mener. Il va falloir consulter mon paternel, sans doute !
-Minute papillonne ! Il arrivé quelque chose d’intéressant ce matin : le rapport du laboratoire médico-légal !
-Et tu ne me l’as pas dit !
-Tu ne me l’avais pas demandé !
Roxanne fait des gros yeux à sa collègue.
-Écoute-moi. Il s’agirait d’un homme dans la trentaine, en bonne santé, mesurant entre un mètre 60 et 1,65; on a trouvé quelques restes de quelques cheveux bruns. Il était bien alimenté et ne semblait pas souffrir de maladie. Une ancienne facture à un doigt, un petit bout d’os qui s’était détaché, probablement en faisant du sport ou une chute de vélo. Il lui manquait une dent du côté droit, qui est tombée ou mieux qui a été arrachée sans doute une dizaine d’années auparavant; on peut le savoir car les autres dents ont eu le temps de prendre un peu de place. Il n’avait pas de malformation apparente sauf une jambe légèrement plus courte que l’autre, mais personne n’a les deux côtés exactement proportionnés. Il était couché sur le ventre, donc avec quelques micro fractures aux côtes causées par sa chute. Et maintenant le plus beau : ce n’est pas la chute qui l’a tué, il était mort avant ! On le sait par les fractures de côtes. Mais il n’est pas mort non plus de mort violente : il n’y a pas eu de mauvais traitement, il n’y a pas de coups apparents : pas de blessure, pas de trace sang. La mort est dû à autre choses, un cause « douce », si on peut dire, qui ne laisse pas de trace : strangulation, étouffement, suffocation, syncope, crise cardiaque, infarctus…
-Ou noyade…

-Ou noyade.

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