lundi 9 mai 2016

Les petits enfants
Chapitre 19

                Pour Roxanne, la réunion « au sommet » qui a lieu ce matin dans le bureau de son père Paul Quesnel, chef du poste de la Sureté du Québec, pourrait bien être déterminante dans l’enquête qu’elle mène, avec sa collègue Isabelle Dumesnil; une enquête dans laquelle elles tâchent de découvrir l’identité de la personne dont on a récemment découvert les restes à Lac-des-Sables. Son corps avait été jeté dans une excavation du chantier de construction d’une nouvelle route et avait ensuite été enterré. Le corps est resté là pendant quarante ans et on en a découvert, par hasard, le squelette lors de travaux de réfection de la route. Une enquête qui sert à découvrir son identité certes, mais aussi les circonstances de sa mort.
                Après avoir écouté attentivement les rapports de ses deux enquêteuses, Paul réfléchit quelques instants.
                -Vous avez bien travaillé... Oui, c’est bien. Nous avons plusieurs certitudes… et quelques pistes. Nous savons que la personne dont on a retrouvé les restes était un homme adulte; nous savons aussi qu’il était déjà mort quand son corps a été jeté dans ce trou de chantier et enterré par la suite. Donc, on a sans doute voulu dissimuler quelque chose : une mort accidentelle ou un crime. Ce qui est étrange c’est que quoi qu’il soit arrivé, il semble qu’un tel crime ou qu’un tel accident n’ait laissé aucun souvenir dans la mémoire des gens. C’est difficile à comprendre… Parmi les quelques informations que nous avons reçues de façon anonyme, aucune ne parlait de règlement de compte ou de mort brutale qui aurait eu lieu à cette époque... Il ne semble pas que c’était un village avec un haut niveau de violence; certes on y retrouvait de la petite criminalité – larcins, drogues – mais rien de ce type-là : jamais dans les annales du village n’est mentionné quelque crime violent que ce soit. Donc, il ne semble pas que ce soit un crime relié au trafic de drogues. Cependant, il ne faut rien négliger; il nous faut aller jusqu’au bout de cette piste. Les deux trafiquants notoires de cette époque, Dominique Dompierre et Michel Sabourin, seront faciles retrouver; ça ne donnera peut-être rien, mais il faut aller voir. Isabelle, est-ce que tu peux t’en occuper ?
                -Oui, bien sûr, dit Isabelle.
                -Ça te changera de l’étude des dossiers et des archives. Rien non plus ne nous laisse supposer aussi que cette mort pourrait être reliée à l’attribution du contrat de la route, ni avec le chantier même. Quand tu en auras fini avec les deux vendeurs de drogue, on essaiera de retrouver un ou deux ouvriers de cette époque.
                -Et moi, qu’est-ce que je fais ?
                -L’autre hypothèse qu’il faut examiner est celle d’un accident : il y aurait eu un malencontreux accident, une noyade par exemple, et pour s’éviter des ennuis on aurait se serait débarrasser du cadavre ? C’est la piste que tu vas creuser.
                -Mais si c’était un accident pourquoi vouloir le dissimuler ? Même si on voulait cacher quelque chose, il n’y a aucun témoignage qui vient l’appuyer. Il y aurait eu un accident mortel et on aurait jeté le cadavre dans un trou et personne ne s’en serait souvenu ? C’est dur à croire. C’est comme s’il était tombé du ciel !
                -Ce que tu dis est vrai, mais en même temps on n’a pas fait le tour de toutes les personnes âgées du village; s’il y a eu dissimulation, c’est à peu près sûr que quelqu’un sait quelque chose. Et peut-être qu’il y a quelqu’un qui ne veut pas parler !
Isabelle intervient :
-Mais peut-être que ce "quelqu’un" n’est plus au village ! Il faudrait chercher dans les maisons de retraite, dans les foyers pour personne âgées !
-Très juste ! Tu vois Roxanne que tu as du pain sur la planche.
                -Mais la grande question c’est pourquoi il n’y a pas eu d’avis de recherche ? Pas une seule notice de personne manquante ! Encore que sur place cela pourrait s’expliquer par un complot général, il n’y a rien eu, aucun signalement ni sa famille, ni ses amis; comme si cette personne n’avait jamais existée !
                -Peut-être que ta bibliothécaire pourra t’orienter dans cette voie; peut-être qu’elle ne t’a pas tout dit, qu’elle te cache quelque cho…
                -Juliette Sabourin ! Ça m’étonnerait; elle a tout fait pour m’aider ! s’offusque Roxanne.
                -Très bien, très bien ! Mais peut-être qu’elle ne s’est pas souvenu de tout et que sa mémoire fait défaut… L’autre point à éclaircir est celui de l’accident des chasseurs. Je sais que l’homme était en maillot de bain, mais il faut quand même investiguer. Ce Jocelyn Bibeau avait dix ou douze ans à l’époque. Il se souvient peut-être de certains détails; tu aurais pu creuser d’avantage; il faut aller le revoir et le cuisiner un peu.
                -Le cuisiner ?
                -Tu sais ce que je veux dire…. Nous avons tous une mémoire sélective; il peut y avoir un détail que sa mémoire enregistré mais que son inconscient a rejeté, un détail qui peut revenir à la surface quand on brasse un peu les choses; les émotions reviennent vite qu’on on force un peu la personne à revivre un événement du passé
                -D’accord, mais tu devrais venir avec moi.
                -Pourquoi donc ?
                -Je pense que… qu’il parlerait plus à un policier mâle. C’est ça : il a toujours vécu dans un monde d’hommes, il ne faut pas l’oublier, des chasseurs, des pêcheurs, son père omniprésent. Il n’y a que sa mère mais ces dernières années elle souffrait d’Alzheimer et elle avait perdu contact avec la réalité.
                -Ok, je vais venir avec toi; il faut battre le fer quand il est chaud. Isabelle tu t’occupes des deux petits trafiquants, et nous nous allons à Pontneuf.

-Voudriez-vous faire une tour du village ?
-Pardon ?
En route vers Pontneuf, Roxanne avait demandé à son père de s’arrêter à la bibliothèque de Lac-des-Sables; elle voulait demander à Juliette Sabourin où elle en était dans sa recherche de photos du village de l’époque. Le bureau de tourisme était ouvert; elle avait fait un peu geste de la main à Anouk la tête penchée derrière son comptoir. J’aimerais bien mieux connaître les adolescentes d’aujourd’hui, j’aimerais en rencontrer et découvrir ce qui les préoccupe. Son père l’avait suivie dans la petite bibliothèque. Elle avait fait les présentations et « ils » s’étaient serré la main avec un regard, qui, avait-elle bien vu ?, s’était très légèrement attardé. Juliette leur avait montré quelques clichés en noir et blancs, d’autres en couleurs. Ils avaient passé quelques instants à les regarder se les passant de main à main, commentées par Juliette. Son père ne disait rien. Et c’est en disant que ce serait difficile d’avoir une vue aérienne, que Juliette leur avait demandé s’ils voulaient faire le tour de village avec les quelques photos, ils pourraient mieux comprendre la disposition des bâtiments, la composition des lieux.
-Oui, peut-être qu’on pourrait faire un tour des lieux avec les photos et je pourrais vous les expliquer au fur et à mesure.
-Ça me plairait énormément.

                -Nous allons commencer par le sud c’est le côté du village qui a le moins changé, qui est rester presque tel quel. Le développement s’est fait surtout du côté nord. Le chemin a été élargi, il y a énormément de maison neuves, de chalets transformés en résidences permanentes, des pans entiers de forêt qui ont disparu. Sans compter tout le nouveau secteur qui s’est développé le long de la nouvelle route et qui n’existait pas avant 1978. On va marcher.
                Paul se tourne vers le bâtiment qu’ils viennent de quitter
-C’est l’ancien presbytère ?
                -Oui, il a été transformé il y n’y a pas longtemps. L’église catholique a brûlé il y a plusieurs années et pendant on y a fait les célébrations. Avant ça, elles avaient eu lieu dans l’ancienne église protestante qui se trouvait un peu plus loin vers le nord justement…
               Subitement, en se retournant dans la direction qu’elle pointe, Juliette se fige et s’arrête de parler.
                -Qu’est-ce qu’il y a ? Vous pensez à quelque chose ?
-Oh, mais tout d’un coup je pense à quelque chose qui m’était tout à fait passé de l’esprit. Comment il se fait que je n’y ai pas pensé plus tôt ? Je suis bête. À l’époque cette petite église protestante était en activité. L’été seulement car on ne pouvait pas la chauffer l’hiver. Il y avait une série de groupes de jeunes qui venaient l’été, toutes les deux semaines; je crois que ça avait commencé dans les années 1950 ou quelque chose comme ça; c’est sûr qu’on trouverait les détails dans le livre du cinquantenaire. Ils avaient un terrain et ils y avaient construit une église; c’était un nouveau converti qui leur avait donné le terrain et ils avaient trouvé des fonds, des dons ou je ne sais pas trop, pour graduellement faire les fondations, puis les murs et le reste. Et tout ça à bras d’hommes ! Les jeunes s’amusaient bien. Ils arrivaient tôt le matin, ou bien dormaient sous la tente, ils travaillaient toute la matinée et ils passaient l’après-midi dans le lac. L’église pouvait contenir une quarantaine de personnes. Il y avait des chaises, une chair, des fenêtres nues, sans vitraux. Qui était le pasteur d’origine, je ne sais pas, mais, et c’est ça le détail qui m’avait échappé, c’est que ces groupes de jeunes protestants venaient encore à Lac-des-Sables dans les années 1970. Ils venaient le dimanche; ils arrivaient un plein autobus d’école, et dans plusieurs voitures aussi. Il y avait une célébration, un pique-nique et ils passaient l’après-midi à la plage. Il y avait vraiment beaucoup de petits enfants ici cette journée-là. À l’époque elle était beaucoup plus grande. Je m’en souviens car avec l’une de mes amies, Vicky, on avait joué, à "la bouteille", un jeu d’adolescents où on fait tourner une bouteille et il fait embraser la personne qu’elle pointe. On jouait avec les moniteurs. Moi j’avais dix-sept ans cette année-là, je veux dire en 1976; on avait embrassait pas mal de beaux garçons; ça faisait changement de nos camarades de classe mal dégrossis. Je me souviens que les fils du pasteur qui y jouaient. Le pasteur n’était pas là : il était occupé à faire des visites aux quelques familles protestantes du village. Et le soir, on faisait des saucisses et ensuite ils repartaient. En plus de l’autobus, il y avait plusieurs voitures, des parents, des amis, des membres de l’église. Ils venaient deux ou trois fois par été. Ils venaient et ils repartaient sans laisser de trace. Et je me dis qu’eux, aucun d’entre n’étaient enregistré, ils n’allaient pas à l’hôtel. En 1977, et 1978, j’ai travaillé pour me faire un peu d’argent pour payer mes études alors je n’ai pas participé à ces petites… festivités. Et ensuite, très peu de temps après les camps n’étaient plus là; les groupes ne sont plus revenus. La petite église protestante a été fermée; elle est devenue catholique, quand la vraie église catholique a brûlé.

                Paul et Roxanne se regardent. Cette dernière se dit qu’elle c’est la deuxième fois en quelques minutes qu’elle aurait envie d’embraser sa Juliette !

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