Les petits enfants
Chapitre 19
Pour
Roxanne, la réunion « au sommet » qui a lieu ce matin dans le bureau
de son père Paul Quesnel, chef du poste de la Sureté du Québec, pourrait bien
être déterminante dans l’enquête qu’elle mène, avec sa collègue Isabelle
Dumesnil; une enquête dans laquelle elles tâchent de découvrir l’identité de la
personne dont on a récemment découvert les restes à Lac-des-Sables. Son corps avait
été jeté dans une excavation du chantier de construction d’une nouvelle route
et avait ensuite été enterré. Le corps est resté là pendant quarante ans et on
en a découvert, par hasard, le squelette lors de travaux de réfection de la
route. Une enquête qui sert à découvrir son identité certes, mais aussi les
circonstances de sa mort.
Après
avoir écouté attentivement les rapports de ses deux enquêteuses, Paul réfléchit
quelques instants.
-Vous
avez bien travaillé... Oui, c’est bien. Nous avons plusieurs certitudes… et
quelques pistes. Nous savons que la personne dont on a retrouvé les restes
était un homme adulte; nous savons aussi qu’il était déjà mort quand son corps
a été jeté dans ce trou de chantier et enterré par la suite. Donc, on a sans
doute voulu dissimuler quelque chose : une mort accidentelle ou un crime.
Ce qui est étrange c’est que quoi qu’il soit arrivé, il semble qu’un tel crime
ou qu’un tel accident n’ait laissé aucun souvenir dans la mémoire des gens.
C’est difficile à comprendre… Parmi les quelques informations que nous avons
reçues de façon anonyme, aucune ne parlait de règlement de compte ou de mort
brutale qui aurait eu lieu à cette époque... Il ne semble pas que c’était un
village avec un haut niveau de violence; certes on y retrouvait de la petite
criminalité – larcins, drogues – mais rien de ce type-là : jamais dans les
annales du village n’est mentionné quelque crime violent que ce soit. Donc, il
ne semble pas que ce soit un crime relié au trafic de drogues. Cependant, il ne
faut rien négliger; il nous faut aller jusqu’au bout de cette piste. Les deux
trafiquants notoires de cette époque, Dominique Dompierre et Michel Sabourin,
seront faciles retrouver; ça ne donnera peut-être rien, mais il faut aller
voir. Isabelle, est-ce que tu peux t’en occuper ?
-Oui,
bien sûr, dit Isabelle.
-Ça
te changera de l’étude des dossiers et des archives. Rien non plus ne nous
laisse supposer aussi que cette mort pourrait être reliée à l’attribution du
contrat de la route, ni avec le chantier même. Quand tu en auras fini avec les
deux vendeurs de drogue, on essaiera de retrouver un ou deux ouvriers de cette
époque.
-Et
moi, qu’est-ce que je fais ?
-L’autre
hypothèse qu’il faut examiner est celle d’un accident : il y aurait eu un
malencontreux accident, une noyade par exemple, et pour s’éviter des ennuis on
aurait se serait débarrasser du cadavre ? C’est la piste que tu vas creuser.
-Mais
si c’était un accident pourquoi vouloir le dissimuler ? Même si on voulait cacher
quelque chose, il n’y a aucun témoignage qui vient l’appuyer. Il y aurait eu un
accident mortel et on aurait jeté le cadavre dans un trou et personne ne s’en
serait souvenu ? C’est dur à croire. C’est comme s’il était tombé du ciel !
-Ce
que tu dis est vrai, mais en même temps on n’a pas fait le tour de toutes les
personnes âgées du village; s’il y a eu dissimulation, c’est à peu près sûr que
quelqu’un sait quelque chose. Et peut-être qu’il y a quelqu’un qui ne veut pas
parler !
Isabelle intervient :
-Mais peut-être que ce "quelqu’un"
n’est plus au village ! Il faudrait chercher dans les maisons de retraite, dans
les foyers pour personne âgées !
-Très juste ! Tu vois Roxanne que tu
as du pain sur la planche.
-Mais
la grande question c’est pourquoi il n’y a pas eu d’avis de recherche ? Pas une
seule notice de personne manquante ! Encore que sur place cela pourrait
s’expliquer par un complot général, il n’y a rien eu, aucun signalement ni sa
famille, ni ses amis; comme si cette personne n’avait jamais existée !
-Peut-être
que ta bibliothécaire pourra t’orienter dans cette voie; peut-être qu’elle ne
t’a pas tout dit, qu’elle te cache quelque cho…
-Juliette
Sabourin ! Ça m’étonnerait; elle a tout fait pour m’aider ! s’offusque Roxanne.
-Très
bien, très bien ! Mais peut-être qu’elle ne s’est pas souvenu de tout et que sa
mémoire fait défaut… L’autre point à éclaircir est celui de l’accident des
chasseurs. Je sais que l’homme était en maillot de bain, mais il faut quand
même investiguer. Ce Jocelyn Bibeau avait dix ou douze ans à l’époque. Il se
souvient peut-être de certains détails; tu aurais pu creuser d’avantage; il
faut aller le revoir et le cuisiner un peu.
-Le
cuisiner ?
-Tu
sais ce que je veux dire…. Nous avons tous une mémoire sélective; il peut y
avoir un détail que sa mémoire enregistré mais que son inconscient a rejeté, un
détail qui peut revenir à la surface quand on brasse un peu les choses; les émotions
reviennent vite qu’on on force un peu la personne à revivre un événement du passé
-D’accord,
mais tu devrais venir avec moi.
-Pourquoi
donc ?
-Je
pense que… qu’il parlerait plus à un policier mâle. C’est ça : il a
toujours vécu dans un monde d’hommes, il ne faut pas l’oublier, des chasseurs,
des pêcheurs, son père omniprésent. Il n’y a que sa mère mais ces dernières
années elle souffrait d’Alzheimer et elle avait perdu contact avec la réalité.
-Ok,
je vais venir avec toi; il faut battre le fer quand il est chaud. Isabelle tu
t’occupes des deux petits trafiquants, et nous nous allons à Pontneuf.
-Voudriez-vous
faire une tour du village ?
-Pardon
?
En
route vers Pontneuf, Roxanne avait demandé à son père de s’arrêter à la
bibliothèque de Lac-des-Sables; elle voulait demander à Juliette Sabourin où
elle en était dans sa recherche de photos du village de l’époque. Le bureau de
tourisme était ouvert; elle avait fait un peu geste de la main à Anouk la tête
penchée derrière son comptoir. J’aimerais
bien mieux connaître les adolescentes d’aujourd’hui, j’aimerais en rencontrer et
découvrir ce qui les préoccupe. Son père l’avait suivie dans la petite
bibliothèque. Elle avait fait les présentations et « ils » s’étaient
serré la main avec un regard, qui, avait-elle bien vu ?, s’était très
légèrement attardé. Juliette leur avait montré quelques clichés en noir et
blancs, d’autres en couleurs. Ils avaient passé quelques instants à les
regarder se les passant de main à main, commentées par Juliette. Son père ne
disait rien. Et c’est en disant que ce serait difficile d’avoir une vue
aérienne, que Juliette leur avait demandé s’ils voulaient faire le tour de
village avec les quelques photos, ils pourraient mieux comprendre la disposition
des bâtiments, la composition des lieux.
-Oui, peut-être
qu’on pourrait faire un tour des lieux avec les photos et je pourrais vous les expliquer
au fur et à mesure.
-Ça me
plairait énormément.
-Nous allons commencer par le sud c’est le côté du
village qui a le moins changé, qui est rester presque tel quel. Le
développement s’est fait surtout du côté nord. Le chemin a été élargi, il y a
énormément de maison neuves, de chalets transformés en résidences permanentes,
des pans entiers de forêt qui ont disparu. Sans compter tout le nouveau secteur
qui s’est développé le long de la nouvelle route et qui n’existait pas avant
1978. On va marcher.
Paul se tourne vers le bâtiment qu’ils viennent de
quitter
-C’est
l’ancien presbytère ?
-Oui, il a été transformé il y n’y a pas longtemps. L’église
catholique a brûlé il y a plusieurs années et pendant on y a fait les célébrations.
Avant ça, elles avaient eu lieu dans l’ancienne église protestante qui se
trouvait un peu plus loin vers le nord justement…
Subitement, en se retournant dans la direction qu’elle
pointe, Juliette se fige et s’arrête de parler.
-Qu’est-ce qu’il y a ? Vous pensez à quelque chose ?
-Oh, mais tout d’un coup
je pense à quelque chose qui m’était tout à fait passé de l’esprit. Comment il
se fait que je n’y ai pas pensé plus tôt ? Je suis bête. À l’époque cette petite
église protestante était en activité. L’été seulement car on ne pouvait pas la
chauffer l’hiver. Il y avait une série de groupes de jeunes qui venaient l’été,
toutes les deux semaines; je crois que ça avait commencé dans les années 1950
ou quelque chose comme ça; c’est sûr qu’on trouverait les détails dans le livre
du cinquantenaire. Ils avaient un terrain et ils y avaient construit une
église; c’était un nouveau converti qui leur avait donné le terrain et ils
avaient trouvé des fonds, des dons ou je ne sais pas trop, pour graduellement
faire les fondations, puis les murs et le reste. Et tout ça à bras d’hommes !
Les jeunes s’amusaient bien. Ils arrivaient tôt le matin, ou bien dormaient
sous la tente, ils travaillaient toute la matinée et ils passaient l’après-midi
dans le lac. L’église pouvait contenir une quarantaine de personnes. Il y avait
des chaises, une chair, des fenêtres nues, sans vitraux. Qui était le pasteur
d’origine, je ne sais pas, mais, et c’est ça le détail qui m’avait échappé, c’est
que ces groupes de jeunes protestants venaient encore à Lac-des-Sables dans les
années 1970. Ils venaient le dimanche; ils arrivaient un plein autobus d’école,
et dans plusieurs voitures aussi. Il y avait une célébration, un pique-nique et
ils passaient l’après-midi à la plage. Il y avait vraiment beaucoup de petits enfants ici cette journée-là. À l’époque elle était beaucoup plus
grande. Je m’en souviens car avec l’une de mes amies, Vicky, on avait joué, à "la
bouteille", un jeu d’adolescents où on fait tourner une bouteille et il
fait embraser la personne qu’elle pointe. On jouait avec les moniteurs. Moi
j’avais dix-sept ans cette année-là, je veux dire en 1976; on avait embrassait
pas mal de beaux garçons; ça faisait changement de nos camarades de classe mal
dégrossis. Je me souviens que les fils du pasteur qui y jouaient. Le pasteur n’était
pas là : il était occupé à faire des visites aux quelques familles
protestantes du village. Et le soir, on faisait des saucisses et ensuite ils repartaient.
En plus de l’autobus, il y avait plusieurs voitures, des parents, des amis, des
membres de l’église. Ils venaient deux ou trois fois par été. Ils venaient et
ils repartaient sans laisser de trace.
Et je me dis qu’eux, aucun d’entre n’étaient enregistré, ils n’allaient pas à
l’hôtel. En 1977, et 1978, j’ai travaillé pour me faire un peu d’argent pour
payer mes études alors je n’ai pas participé à ces petites… festivités. Et
ensuite, très peu de temps après les camps n’étaient plus là; les groupes ne
sont plus revenus. La petite église protestante a été fermée; elle est devenue
catholique, quand la vraie église catholique a brûlé.
Paul et Roxanne se regardent. Cette dernière se dit
qu’elle c’est la deuxième fois en quelques minutes qu’elle aurait envie d’embraser
sa Juliette !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire