lundi 23 mai 2016

Les petits enfants
Chapitre 21

-Ça vous en bouche un coin, hein, jeunes femmes ? En fait, au début je ne savais pas qu’il était noyé. Quand je l’ai vu étendu sur le ventre tout le haut du corps dans l’eau, il était en simple maillot de bain, je me suis précipité pour l’en sortir. Il semblait peser une tonne. Je l’ai soulevé par les bras et je l’ai sorti de l’eau. J’ai déposé son corps inerte sur le sable et j’ai commencé des exercices de réanimation. J’avais suivi au fil des ans quelques cours de secourisme, mais c’est la première que j’allais utiliser les techniques de réanimation. Je lui ai fait des compression de la poitrine, des massages cardiaques, la respiration artificielle. Mais j’ai dû me rendre à la terrible évidence, Leonard était mort noyé…
« Quand je me suis tourné vers eux, les garçons, je veux dire les deux moniteurs Matthieu et Marc, m’ont dit que Harold avait essayé de poursuivre le petit Luc, qu’il avait glissé sur les roches mouillées et qu’il s’était assommé. Ils étaient comme terrorisés; ça se comprenait. Il me fallait penser vite. J’ai dit à Matthieu et à Marc de repartir rejoindre le groupe sur la plage avec Luc et je leur ai fait promettre de ne rien dire à personne, que j’allais m’en occuper de tout. Alors, j’ai caché le corps de Leonard dans le boisé. L’herbe était haute en ce début du mois d’août, et puis j’ai mis des branches mortes dessus. Il était invisible. Il faudrait vraiment que quelqu’un cherche vraiment pour le trouver. Le soir on est tous reparti de Lac-des-Sables dans les voitures des paroissiens de Noyan qui étaient venus nous chercher. J’avais l’impression que les garçons n’avaient pas parlé, comme je le leur avaient demandé. Le soir durant la cérémonie du drapeau en réponse à la question que les campeurs se posaient, j’ai dit qu’il n’y aurait pas d’histoire ce soir parce que Leonard avait dû partir en ville pour une urgence et que j’espérais qu’il serait de retour avant la fin du camp. Ça a calmé les choses. J’ai fait comprendre aux garçons qu’ils devaient continuer à garder le silence.
« Plus tard, durant la nuit, je suis revenu, seul, de Noyan, chercher le corps. Je ne savais pas trop quoi faire, mais en arrivant à Lac-des-Sables, soudain j’ai vu les enseignes qui annonçaient le chantier de la nouvelle route. J’ai arrêté la voiture près de là et sans me faire voir, je suis allé discrètement chercher le corps. J’avais pris une couverture dans laquelle je l’ai enveloppé. Je l’ai porté jusqu’au chantier; je l’ai déballé et je l’ai jeté dans le premier trou que j’ai trouvé et j’ai fait tomber quelques pierres dessus. Il faisait noir, c’était en pleine nuit, je ne voyais pas très bien s’il était entièrement recouvert, mais j’ai jugé que ça devait être suffisant. Et vite je suis reparti. Quelques jours plus tard, je me suis dit que les ouvriers devaient revenir le lundi, matin et qu’ils pourraient le trouver, mais sur le coup je n’y ai pas pensé.
Les deux jeunes femmes échangent un regard plein de points d’exclamation, d’interrogation et de suspension tout à la fois. Isabelle s’aventure.
-Est-ce que vous nous dites la vérité, monsieur Dumas ? Toute la vérité ?
Monsieur Dumas tourne lentement la tête vers elle comme s’il venait de découvrir sa présence. Il la fixe de ses yeux mi-clos un très long moment. C’est Roxanne finalement qui brise le silence.
-Monsieur Dumas, vous n’avez pas appelé la police ?
-Bien sûr que non. Qu’est-ce que vous croyez !
-Et vous n’avez pas déclaré sa disparition ? Il n’y a pas eu d’avis de recherche ?
-Là, j’ai dû faire preuve d’astuce. Ce qui m’a aidé, c’est que cette année-là, j’étais le président du Synode; j’avais été élu l’année d’avant et j’exerçais un mandat d’un an. À la fin de l’été, au moment du terme normal de son stage, j’ai écrit un faux rapport de stage que j’ai signé pour lui et que j’ai présenté au responsable des stages dans le Synode, en lui disant que son stage, à Leonard, s’était bien passé et qu’il était reparti en Colombie-Britannique. On se connaissait bien, tout le monde se connaît dans l’Église, et il me faisait confiance; il n’avait aucune raison de ne pas me croire : le rapport était établi dans les normes. Et ensuite, j’ai fait le contraire : j’ai rempli un autre faux rapport de stage que j’ai encore signé pour lui et que j’ai envoyé au Synode de Colombie-Britannique disant cette fois-ci que son stage s’était bien passé, mais tellement bien qu’il avait décidé de rester ici poursuivre ses études. Et, en tant que président du Synode, ça c’était infaillible, j’ai demandé qu’on m’envoie tout son dossier; ça se fait régulièrement. Personne au Synode de la Colombie-Britannique ne s’est demandé pourquoi c’était le président et non le directeur des stages qui faisait cette demande. Quand le dossier est arrivé, il m’était adressé et je l’ai tout simplement détruit. Il ne restait plus de traces de lui dans l’Église. Il y a eu deux lettres d’un dénommé Peter que j’ai aussi interceptées et auxquelles je n’ai jamais répondu.
-C’était un risque énorme. Et sa famille dans tout ça ? Elle aurait pu le rechercher ?
-Je crois que sa famille vivait en Ontario. Ils ont dû essayer de contacter le Synode de la Colombie-Britannique, ou peut-être que leurs lettres se sont perdues. Je ne sais pas… C’est vrai, pendant un certain temps j’étais pas mal nerveux. Mon travail ne s’en est pas trop ressenti, mais ça n’allait pas très bien dans mon couple. Finalement après trois ans ou à peu près, je me suis senti mieux; j’ai commencé à me dire que mon stratagème avait somme toute fonctionné, et que je ne serai pas inquiété. Le corps de Leonard avait été enterré dans le chantier de la nouvelle route de Lac-des-Sables et je n’en entendrais plus jamais parler.
-Jusqu’à aujourd’hui.
-Peut-être que votre patron vous donnera une médaille ! Ce que vous ne savez pas, jeunes femmes, c’est que rétrospectivement j’ai vraiment bien fait : j’ai littéralement sauvé l’Église ! Un mois plus tard, au mois d’août, c’était la réunion du Conseil général, c’est comme le gouvernement de l’Église. Le Conseil général a lieu tous les trois ans et en 1978, il avait lieu à London et la grosse grosse question à l’ordre du jour, c’était celle de l’admissibilité des personnes homosexuelles au ministère consacré ! C’est vrai, les pédophiles ne sont nécessairement des homosexuels, mais la question était loin de faire l’unanimité dans l’Église, et bien des gens dans et hors l’Église faisaient ce genre de rapprochements. Si j’avais averti la police, si on avait appris cette histoire-là par les médias, quel scandale ! C’en était fait : ça aurait retardé leur cause d’au moins dix ans…
Une jeune préposée s’approche et empoigne la chaise roulante.
-Monsieur Dumas, c’est l’heure du repas depuis un bon bout de temps ! Si vous continuer à faire du charme à ces deux jeunes femmes, il ne vous restera plus rien à manger ! Allez, dites au-revoir à vous admiratrices; je vous amène à au réfectoire.
-Oh, vous savez ce ne sont pas des admiratrices : elles sont venues pour m’arrêter ! lui répond monsieur Dumas. À mon âge ! À 92 ans ! Oh, et puis quand on y pense, si elle m’arrête ce serait simplement passer d’une prison à l’autre !

Roxanne sont sorties de la chambre commune de la maison de retraite. Elles marchent sans échanger un mot vers l’ascenseur, sous le choc; elles sont comme groggys par ce qu’elles viennent d’entendre. Une fois dehors, Roxanne dit d’une voix sourde à sa collègue : « Allons manger avant de repartir. Ça nous fera du bien. »

Une semaine plus tard, Roxanne et Paul sont attablés dans la salon de thé miniature de la bibliothèque de Juliette Sabourin. À leur retour au poste de la SQ de Papineauville, Roxanne et Isabelle avaient fait un compte-rendu de leur rencontre avec monsieur Gaston Dumas, le pasteur du camp Bethesda. Elles lui avaient formulé leur hypothèse.
-Peut-être les deux jeunes garçons, Matthieu et Marc, l’avaient-ils "aidé" à se noyer ? C’est possible ! Peut-être l’avaient-ils surpris sur le fait en train d’abuser du petit Luc… Peut-être que c’en était trop pour eux; qu’ils en avaient eu assez… Il ne faut pas oublier que probablement ça faisait plusieurs semaines qu’ils le voyaient aller.
-Oui, peut-être.
-Et les enfants devaient se parler entre eux, c’est sûr. Quand les deux moniteurs l’ont surpris avec un des petits, peut-être qu’ils se sont battus, les deux moniteurs et Leonard; ils devraient être enragés. Ce Leonard a effectivement peut-être glissé dans l’eau dans la bagarre et ils l’y ont maintenu… pour se venger…
-Peut-être aussi monsieur Dumas voulait tout prendre sur pour protéger les deux garçons. Peut-être, quand il a alors compris qui était ce Leonard Bishop, il s’est senti coupable de ne pas l’avoir démasqué; coupable de tout le mal qu’il avait fait subir aux enfants de son camp, ses enfants.
-Oui; les garçons ne devaient pas être aussi innocents qu’il le dit. Mais comment les retrouver ? Il ne les dénoncera pas, c’est certain. Ils ne dira jamais leur noms.
Finalement, Paul décidera de ne pas porter d’accusation se disant que de toute façon les délais de prescription étaient échus depuis longtemps. Il a fermé le dossier en écrivant en gros : AFFAIRE CLASSÉE. Il se chargera de rejoindre les deniers membres de sa famille, deux frères dont l’un habite encore à Surrey en banlieue de Vancouver, et l’autre a déménagé à l’Île-du-Prince-Édouard.
Roxanne l’a convaincu de venir avec elle remercier Juliette de son aide inestimable et de son apport essentiel dans la résolution de cette affaire.
-Et bien, je ne me serais jamais attendu à ça ! dit-elle, tant pour leur visite que pour leurs révélations.
Soudain, le téléphone cellulaire de Roxanne sonne.
-Excusez-moi...
Elle se déplace un peu à l’écart. « Quoi ?... Tu es sûre ?... Maintenant ?... Mais je suis avec mon père et Juliette Sabourin ! Je ne peux pas partir maintenant ?... Ça va; ça va. Je vais voir ce que je peux faire.
Elle raccroche et s’approche d’un air piteux des deux autres.
-Et bien c’est vraiment embêtant. C’était Isabelle qui vient de me téléphoner. C’est vrai ! Elle me dit qu’il faut absolument qu’elle me parle : qu’elle a de nouvelles informations sur l’affaire du chantier ! Elle a retrouvé des anciens ouvriers. Je dois y aller ! Je suis obligée de vous quitter. Merci encore pour tout, Juliette. J’espère qu’on se reverra. À plus tard, papa !
Elle s’empresse de disparaître et de s’engouffrer dans sa voiture laissant Juliette et Paul un peu interloqués. Paul est pris d’un fou rire, comme il se doit irrépressible, imité par Juliette.
Entre deux quintes de rire, elle lui demande :
-Je vous sers encore un peu de thé ?
-Je crois qu’il le faut.





La semaine prochaine : Trahisons.

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