jeudi 2 juin 2016

Trahisons
Chapitre 1

                Ce long territoire qui s’étend du nord au sud sur près de soixante kilomètres entre l’immense  Vallée de l’Outaouais et les surprenantes élévations de la chaîne des Laurentides, a été façonné pendant des siècles, des millénaires, par la lente et inflexible marche des glaciers. Si bien que lorsqu’on le parcourt en voiture ou en vélo aujourd’hui, on passe tout en douceur sur une multitude de paisibles collines aux dos rebondis. Feuillus et résineux s’y mêlent à parts égales en de magnifiques chorégraphies qui se meuvent au moindre vent. Les lourds glaciers y ont crûment raboté le sol pour ne laisser derrière eux qu’une terre impropre à la culture trop bourrée de pierres, de vulgaires cailloux de granit rose ou noir, de pegmatite ou de gyspe; une terre parfois trop argileuse, trop sablonneuse à bien des endroits. Mise à part la région de Notre-Dame-de-la-Croix dont la terre brunâtre propice à la culture des patates a fait la fortune, rien n’y a jamais vraiment poussé adéquatement, malgré toutes les tentatives, même si depuis peu, des jeunes couples venus de la ville, convaincus et passionnés, tentent pourtant de nouvelles cultures biologiques, avec un certain succès, comme celle des asperges, des endives, des fraises ou des bleuets.
                L’un des indéniables charmes de la région, c’est la quantité invraisemblable de lacs de toutes les formes et de toutes les tailles, qui se disputant l’espace et les vides se sont évertués à remplir le moindre creux. Lacs ronds ou carrés, en vagues triangles, bombés ou allongés, en demi-cercles, en lunes, en forme de hache ou de ciseaux. Ils sont alimentés d’une eau froide et pure par autant de ruisseaux, qui coulent le long des collines, puis qui ressortent des lacs aussitôt pour aller se jeter sans vergogne dans la rivière Petite Rouge. La Petite Rouge est ainsi nommée parce qu’elle coule en parallèle mais beaucoup plus modestement, à la (Grande) Rouge, importante rivière à drave durant près d’un siècle, et à cause sa couleur rougeâtre provoquée par l’oxyde de fer. Les pierres qui roulent et s’entrechoquent au fond des deux Rouges contiennent du fer et c’est ce fer qui rouille au contact de l’eau et qui leur donne leur teinte si caractéristique.
La Petite Rouge, beaucoup espiègle que sa grande sœur, s’amuse comme une folle dans cette région bosselée, véritable terrain de jeu à grande échelle; elle sinue et zigzague, elle se courbe et se replie, elle se camoufle ou s’expose, elle disparaît dans les bois pour revenir nous surprendre. La route 323 la franchit pas moins sept fois en la remontant de Montebello à Lac-des-Sables. Si la rivière n’a guère changé de cours au fil du temps, la construction puis la réfection et la reconfiguration de la route principale a demandé la construction de nombreux ponts.
                Un de ces petits ponts d’origine, en bois, passe, à proximité du petit village de Ripon, par-dessus les remous d’une chute bruyante, la Chute Albert. On entend la chute rugir et on la voit à gauche en descendant vers le sud. Ces impressionnants embruns attaquent rageusement le roc avant de disparaître sous le pont. La rivière réapparaît de l’autre côté toute bouillonnante. La chute Albert elle est grosse surtout au printemps à la fonte des neiges, et l’été, elle se tient certes un peu plus calme, mais il ne faut trop aller la taquiner; et l’hiver ses parois gèlent et les filets d’eau roides se fraient une route entre les colonnes de glace. Auparavant on pouvait assister à ses diverses humeurs, à chaque passage, à chaque voyage dans la région, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, car on ne franchit plus guère le pont de la Chute Albert depuis les travaux de la nouvelle configuration de la route 323. Celle-ci fait complétement éviter aux voyageurs le cœur du village, et l’ancienne voie est devenu l’un des chemins de travers, renommé rue de L’ancien Moulin. Un peu plus en aval, la rue de L’Ancien Moulin remonte pour rejoindre la grande route, un kilomètre plus loin. Les gens de l’endroit savent néanmoins que ça demeure l’un des plus beaux endroits du coin, incontournables pour amants de la nature, les cœurs amoureux, les photographes amateurs, et ils ne manquent d’y inviter la visite quand elle vient.
                Il y avait bien eu un véritable moulin « à l’époque » qui avait été construit par un certain Albert Lachance (était-ce celui de la chute ?), et qui avait été en activité pendant quelques années, mais l’entreprise avait périclité et le moulin avait été fermé, puis laissé à l’abandon. Au fil des années, il s’était écroulé morceau par morceau dans la rivière. En regardant bien, on en voyait les derniers vestiges sur la rive. À cet endroit la Petite Rouge s’élargit en un petit bassin peu profond. Comme la rivière s’écoule alors plus lentement, les eaux du bassin sont moins fraîches qu’ailleurs, presque tièdes, idéales pour la baignade. Tous les enfants de Ripon, quel que soit leur âge, ont passé des après-midis entiers et des étés à se baigner, à s’amuser, à profiter de l’endroit.
                C’est sur la rue de L’Ancien Moulin qu’habite la famille Lemieux. Leurs aïeux étaient venus s’installer pour travailler dans l’industrie du bois. L’arrière-grand-père, Ébénézer, avait épousé une fille de Lac-Simon, Azilda, et ils avaient vécu cinquante ans de vie commune d’un bonheur discret ni dans l’opulence ni dans l’indigence tout en ayant une douzaine d’enfants. L’un des fils, imaginatif et entreprenant, avait eu l’idée de fonder une petite compagnie de vente d’outils et de matériaux de construction. Lui et ses frères  allaient les chercher en grosses quantités dans des entrepôts de Montréal ou d’Ottawa, et les revendaient aux fermiers et habitants de toute la région. Ils avaient commencé juste en faisant du porte à porte en charrette à cheval. Si bien qu’aujourd’hui, quatre-vingt ans plus tard, après avoir eu pignon sur rue en plein centre du village, la quincaillerie familiale Lemieux et sa grandiloquente enseigne lumineuse trônaient ostensiblement sur la grande route. On ne pouvait pas la manquer, ça c’était garanti !
                Mélissa, l’une des quatre enfants du couple Lemieux, Benoît et Carolyne, la troisième et la seule fille, était une jeune fille comme les autres. À seize ans, elle ne se trouvait pas trop laide; elle savait bien se coiffer et mettre sa jeune silhouette en valeur (sous le nez et à la fierté de son père). Elle était, règle générale, disciplinée, rigoureuse, intègre, enjouée, curieuse, alors que ses frères étaient plutôt du genre tapageurs et turbulents. Ses deux grands frères gagnaient maintenant leur vie en travaillant à la quincaillerie familiale en y accomplissant tous les boulots que demandait le paternel; Jean-Roger, l’ainé, n’avait même pas complété son secondaire, mais cela ne l’empêchait pas de rêver toute haut du jour où il prendrait la succession; et l’autre, Gilbert, l’avait tout juste terminé en reprenant sa dernière année à l’aide de cours d’été, mais il comptait sur ses habiles dix doigts pour se tirer d’affaires.
Mélissa, elle, aimait l’école. Elle étudiait bien, elle avait de bonnes notes, en géographie, en histoire, en musique. Elle adorait son cours d’espagnol, une nouveauté à la polyvalente. Joannie et elle se disputaient souvent deux ou trois meilleurs résultats des travaux ou des examens. Elles s’en amusaient. Avec son jeune frère, Samuel, l’autobus scolaire venait la chercher tout près du pont de la chute Albert pour la polyvalentes à Lachute, un trajet de quarante-cinq minutes, où elle en était à sa dernière année. Elle voulait, tout comme Joannie, sa meilleure amie, poursuivre ses études en allant au CEGEP, probablement à Montréal dans le programme Sciences sans mathématiques.
                Mélissa trouvait que son amie Joannie avait changé depuis le début de l’année scolaire. Elles se connaissaient depuis qu’elles étaient toutes petites. Elles avaient fait toute leur école primaire ensemble; elles avaient aimé les mêmes jeux, apprécié les mêmes livres, écouté la même musique. Dans les soirées en plein air au village, elles se tenaient et s’amusaient ensemble.
Mais Joannie s’était impliquée durant l’été à l’église évangélique de la Sanctification, un nouveau groupe qui avait ouvert ses portes quelque trois ans auparavant à Ripon, on ne savait pas trop pourquoi; et depuis elle n’était plus la même. Elles n’étaient pas fâchées comme tel, elles ne se boudaient pas, Joanne était toujours autant de bonne humeur comme à son habitude; elle souriait toujours autant. Mais elles ne se parlaient plus comme avant, plus aussi intimement; elle ne répondait plus aux textos de Mélissa et au téléphone elle était très évasive. Il y avait quelque chose entre elle deux. Avant, elles pouvaient tout se raconter, et elles se racontaient tout : leurs rêves, les ambitions, leurs régimes, les vacances, les films, la santé, les garçons – surtout les garçons ! Et depuis septembre, Mélissa avait l’impression que Joannie évitait de se confier à elle. Et dans l’autobus, plutôt que ce faire tout le trajet en silence auprès de son amie elle s’assoyait auprès de son petit ami Timmy.
Mélissa et Timmy aussi se connaissaient depuis toujours; ils étaient aussi allés ensemble à l’école primaire et avaient participé aux mêmes soirées dansantes sous les étoiles. C’était lui qui avait fait les premiers pas, lui faisant comprendre qu’il se mourait d’amour pour elle depuis la nuit des temps. Elle avait accepté de l’embrasser et elle avait aimé ça. Quand il avait voulu aller plus loin, elle n’avait pas osé refuser pour ne pas lui faire de peine, et peut-être aussi pour faire comme Joannie qui avait jeté son dévolu déjà à Noël dernier sur Alexandre et qui lui racontait leurs ébats dans tous les détails.
Mais depuis la rentrée, plus rien; plus de complicité, plus de connivence. Quelque chose disait vaguement à Mélissa que ça devait être relié à son implication dans cette église évangélique, mais Joannie n’en parlait pas. Si, une fois, au début, elle avait essayé d’y entraîner son amie, Joannie ne parlait jamais de Jésus, ni de Dieu, ni de rien de tout ça.
Et ce soir, Joannie lui avait donné rendez-vous au pont de la chute Albert ! Mélissa en avait été avait été assez surprise, agréablement surprise. Joannie habitait au village, l’une des dernières maisons du village, si bien que leurs deux maisons étaient à peu près à la même distance du pont l’une et l’autre.
« Vers sept heures, » lui avait-elle spécifié.
Mélissa était rentrée chez elle bouleversée, dévastée.
-Pourquoi, pourquoi ?... J’comprends pas !... J’comprends pas !... Pourquoi a-t-elle dit ça? avait-elle répété tout au long du retour.
Elle était rentrée dans la maison rapidement en disant à peine Bonsoir à sa mère, et elle était montée se coucher dans sa chambre.

                C’est le surlendemain, un dimanche, en début d’après-midi, qu’une voiture de police s’arrêtera devant la maison des Lemieux et que Roxanne Quesnel-Ayotte en descendra.

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