lundi 16 mai 2016

Les petits enfants
Chapitre 20

-Monsieur Dumas ?
Roxanne se penche vers un vieillard assis dans une chaise roulante dans laquelle il est sanglé; à moitié endormi, il contemple le plancher, les yeux mi-clos, un léger filet de bave pendouillant sur le menton.
-Monsieur Gaston Dumas, je m’appelle Roxanne Quesnel-Ayotte, je suis officière de la Sureté du Québec, et voici ma collègue Isabelle Dusmenil. Nous aimerions vous poser quelques questions. M’entendez-vous ?
Après la conversation avec Juliette Sabourin sur la rue Principale de Lac-des-Sables, Roxanne et Paul s’étaient rendus chez Jocelyn Bibeau à Pontneuf comme convenu pour un interrogatoire en règle. Roxanne avait pris prétexte de lui rapporter les dossiers concernant l’occupation de l’hôtel « Chez vous, c’est vous » pour effectuer une deuxième visite. Mais leur visite ne s’était pas bien passée, Jocelyn Bibeau étant dans un mauvais jour, ou peut-être l’avaient-ils trouvé dans son état habituel et que c’est Roxanne qui avait été chanceuse la première fois de l’attraper à un bon moment ?
Toujours est-il qu’il n’avait pas voulu leur ouvrir et que Paul avait dû hausser la voix pour qu’il les laisse entrer. Il avait brusquement pris les dossiers qui lui tendait Roxanne et les avait jetés sous la table sans autre forme de procès et, bien sûr, il n’avait répondu à aucune de leurs questions disant soit qu’il ne se souvenait de rien, soit qu’il était trop jeune, soit qu’il s’était trompé, soit tout simplement en gardant le silence.
Paul et Roxanne étaient repartis Gros-Jean-comme-devant. Cependant dans la voiture ils avaient jugé que la journée n’était pas complétement gâchée car l’information que leur avait partagé la bibliothécaire sur les camps des groupes protestants valait la peine d’être creusée. Ils pourraient toujours, s’il le valait obtenir un mandat pour faire comparaître Jocelyn en bonne et due forme. De retour au poste de la SQ à Papineauville, Roxanne s’était mise à la recherche des responsables des camps de jeunes protestants qui venaient à Lac-des-Sables trois ou quatre fois l’été faire une célébration dans leur église et profiter du lac et de la plage. Elle avait découvert que le fondateur, le pasteur qui avait construit l’Église au début des années 1950, sur un terrain offert par un certain monsieur Perron, était Charles Duclos un pasteur missionnaire itinérant qui s’occupait alors de toute la région : depuis Turso, Noyan, Lac-des-Sables, Grammond, La Minerve, Vendée, et même jusqu’à Mont-Laurier à presque de cent kilomètres. Cet élan missionnaire avait effectivement provoqué une petite vague de conversions de quelques familles à Lac-des-Sables, mais comme chaque famille ayant entre six et douze enfants, ça faisait beaucoup à la fois. Lorsque le pasteur Duclos avait pris sa retraite, l’église avait périclité, faute de continuité; ses successeurs avaient été des étudiants, des pasteurs intérimaires, des suppléants envoyés par le Consistoire. À cela s’ajoutaient l’éloignement, les enfants qui déménageaient en ville; on avait vite manquer d’argent pour entretenir l’église et on avait dû la fermer. Elle avait connu un regain de vie à la fin des années soixante lorsqu’un pasteur Gaston Dumas, de Montréal, s’était efforcé avec le pasteur de Noyan, de maximiser les ressources et l’environnement de la petite église de Lac-des-Sables. Il y amenait des jeunes de la ville qui campaient sous la tente sur les terrains de l’église de Noyan. L’expédition Lac-des-Sables était toujours l’un des moments forts des camps. La petite communauté restante préparait et parait l’église pour la venue de cette belle jeunesse dont un faisait une grande fête; après une célébration dans l’église, il y avait un pique-nique sur le terrain adjacent et les enfants passaient le reste de la journée dans et au bord du lac. Un après-midi de rêve pour ces jeunes des quartiers pauvres de la ville, comme Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri ou la Petite Bourgogne. Effectivement, 1978 avait été la dernière année de camp. C’était ce Gaston Dumas que Roxanne avait retrouvé dans un centre de soins de longue durée de l’Est de Montréal.
Elle et Isabelle étaient parties le matin pour le rencontrer. Elles étaient arrivées vers 11 heures. À l’accueil on leur avait indiqué un petit homme en survêtement assis dans une chaise roulante dans la salle commune.
-Si vous pouvez lui parler ? Ah oui, Il a encore toute sa tête ! Et il a un sens de l’humour… très particulier, vous verrez !

-Monsieur Dumas, m’entendez-vous ? Me comprenez-vous ? Je voudrais vous parler du camp Bethesda…
Le vieil homme relève légèrement la tête et ouvre les yeux; il observe avec intérêt les deux jeunes femmes pendants quelques instants; elle se tirent des chaises près de lui et s’assoient.
-Ça veut dire Maison de la miséricorde. On peut aussi dire Bethsaïda. C’était une piscine de Jérusalem qui avait cinq portiques, et dont les eaux miraculeuses s’agitaient sous l’action d’un ange.
-Vous étiez responsable de ce camp n’est-ce pas dans les années 1970 ?
-C’était il y a bien des années. Ça n’existe plus. Si vous voulez vous inscrire, il faudra en trouver un autre…
-C’était un camp à Noyan, n’est-ce pas ?
-Oui, sur les terrains de l’église. On avait pas mal d’enfants; on faisait six semaines de camps, tout d’abord une semaine pour les grands, les futurs moniteurs et ensuite les plus jeunes. C’était des enfants de la ville, des enfants des familles pauvres qui ne pouvaient aller à la campagne. Pour eux, c’était extraordinaire; ils allaient de découvertes en découvertes.
-Vous en étiez le directeur, n’est-ce pas ?
-Mais oui; vous avez l’air de tout savoir !
-Non, je ne sais pas tout. Parlez-moi de l’année 1978, par exemple.
-Ç’a été la dernière année.
-Monsieur Dumas, parlez-moi du camp de 1978.
-Ensuite on l’a fermé.
-Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi avez-vous arrêté de faire des camps après 1978 ?
-Les petits enfants…
-Pardon ?
-C’est ça que vous voulez savoir non ? Il aimait trop les petits enfants.
-Qui ça ?
-Leonard Bishop. Vous ne l’avez pas trouvé ?
Paul et Roxanne échangent un regard.
-Vous en avez mis du temps, mais vous avez quand même fini par me retrouver. Je me demandais si la vérité n’éclaterait qu’au ciel !
-Qui était Leonard Bishop, monsieur Dumas ?
-C’était un étudiant en théologie de Vancouver. Il était en processus de formation pour devenir pasteur et il était venu faire un stage ici au Québec, paraît-il pour apprendre le français. Il voulait faire une immersion et français et il avait demandé de faire son stage au Québec. Tu parles ! Il venait chercher de la chair fraîche ! C’est ça qu’il voulait. Moi, j’avais souvent eu des stagiaires, c’était normal, ils doivent faire deux stages… À cette époque c’était deux stages; ensuite ça a été juste un, par mesure d’économie… Peut-être qu’aujourd’hui il ne faut plus rien faire du tout; tout change.
-Donc il était venu de Vancouver…
-Oui, il avait fait sa demande dans son Synode de la Colombie-Britannique et on avait reçu sa demande au Synode de Montréal-Ottawa, et moi j’avais déjà plusieurs années d’expérience. Alors on me l’a confié, surtout qu’il n’y avait pas beaucoup de superviseurs qualifiés qui parlaient français. Il est venu à mon église à Montréal, elle aussi est fermée maintenant, et puis au camp. Il apprenait vite. Il avait le sens de l’humour, les jeunes le trouvaient drôle, il avait le tour. Il était bon comédien : il racontait des histoires le soir et il imitait la voix de tous les personnages. Les enfants se moquaient de son accent, mais lui ça le faisait rire. Il connaissait plein de jeux. Il savait jouer de la guitare. Mais… mais derrière mon dos…
-Qu’est-ce qu’il faisait derrière votre dos ?
-Ils aimaient trop les petits enfants, les petits garçons surtout. Je me souviens de la toute première fois qu’il avait dû préparé une prédication, ça fait partie de leur apprentissage, il avait choisi de prêché sur ce passage de l’évangile, vous savez, quand les femmes amènent leurs enfants à Jésus et que les disciples les repoussent. Jésus leur dit : « Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez point, car le Royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent…. Et moi je n’ai rien compris, rien de rien ! Ça devait être plein de sous-entendus, mais je n’ai rien vu. Et comment j’aurais pu comprendre ?... Jamais je ne m’en serais douté !
-Qu’est-ce qui s’est passé au camp, monsieur Dumas, à Lac-des-Sables ?
-Je ne m’en suis jamais aperçu, non pas du tout; il était habile, il faisait ça dans les bois, on avait un immense terrain, sous l’eau, peut-être même dans les tentes, toujours en cachette; un vrai terrain de jeu. Au début c’était des chatouilles, puis de petites caresses, il les prenait par le cou, par le bras, par les épaules; il leur pinçait la joue. Ceux qui résistaient ils devait les laisser tranquilles, les autres ça allait plus loin… Il avait le choix ! Et puis les enfants partaient après deux semaines, ni vu ni connu. C’était un prédateur; il savait capturer ses proies : il leur faisait des petits gentillesses, il leur donnait des privilèges en échange d’attouchements, ils agressait les plus faibles. Et un puis un jour à Lac-des-Sables…
-Oui… à Lac-des-Sables…

-C’était notre troisième sortie de l’été à Lac-des-Sables, c’était la dernière semaine du camp. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé; je me suis toujours dit que ça devait être un accident. Mais l’un des moniteurs, appelons-le… appelons-le Matthieu, est venu me chercher en courant presque me disant de venir vite, que c’était urgent, sans avertir les autres. Dans un des coins de la plage, caché par un petit bosquet, il y avait un autre moniteur, disons Marc et un des petits, on va dire Luc qui pleurait, qui reniflait et Marc essayait de le consoler. Et dans l’eau, couché sur le ventre, les pieds sur sortis, le corps de Leonard gisait, noyé…

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