lundi 12 septembre 2016

Trahisons
Chapitre 15

                Furtivement, tout en lui posant des questions, Roxanne examine la pièce dans laquelle Émile Vadnais l’a fait entrer : un petit salon mal décoré où le ménage n’est pas fait très souvent, et surtout encombré de quantité de boites en carton posées sur les fauteuils, sur le plancher, sur une petite table basse; dans ce fouillis, il ne reste qu’une seule place de libre sur le divan où s’assoit l’occupant. De façon un peu surprenante, il y a des plantes en pots au bord des fenêtres. La télévision est restée allumée sur une chaîne d’information en continu. Roxanne, qui est restée debout, fait remarquer :
                -Êtes-vous en train de déménager ?
                -Moi ? Ben non !... Les boîtes ? C’est du matériel d’évangélisation envoyé de Montréal pour l’église et qui doit distribuer dans toute la région.
                -Il y en a beaucoup…
                -C’est parce qu’on a la foi ! Il y en a pour toute une année. C’est parce qu’on veut convertir le plus grand nombre de personnes ! Il faut qu’ils rencontrent Jésus. Tout le monde doit faire sa part dans l’évangélisation. Chaque dimanche j’en prends une ou deux boîtes pour en donner aux autres membres. Chacun a sa mission : centres d’achat, rues commerciales, porte à porte… Il y a peu d’ouvriers et la moisson est grande.
                -Dites-moi, monsieur Vadnais, est-ce que vous fumez ?
                -Moi ? Non ! Quand on est chrétien on ne fume pas, on boit avec modération et on ne prend pas de drogue, jamais. Le corps est le temple du Seigneur et il faut le garder digne; et on reste marié pour la vie… avec une femme. Toutes les autres relations sont condamnées par l’Évangile; ce sont des perversions !
-Quand l’avez-vous vue la dernière fois, je veux dire Joannie ?
                -Le dimanche avant; on ne la voyait pas les autres jours. Je sais que c’était dur pour elle de venir, elle me l’avait dit; elle aurait bien voulu venir aux pratiques de chant le samedi, mais ce sont ses parents qui ne voulaient pas. Ils n’étaient pas chrétiens, eux. On priait pour elle et pour la conversion de ses parents. On avait décidé de faire une exception avec elle, elle pouvait chanter avec le groupe le dimanche même si elle n’avait pas pratiqué; elle attrapait vite, et tout le monde aimait ça l’entendre; on lui faisait surtout reprendre les refrains qu’on répète souvent plusieurs fois, pour la gloire de Dieu.
Il se met à battre la mesure :
-Tout est fait pour la gloire de Dieu ! Amen ! Amen ! Tout dépend de ce que tu en fais ! Amen ! Amen !
                -En effet… En parlant des musiciens, il paraît qu’il y avait un certain guitariste, Guillaume, je crois, qui avait commençait à s’intéresser à elle. Est-ce que ça vous dit quelque chose ?
-Guillaume… Guillaime Saint-Amand; c’est un bon garçon, un bon garçon; il joue bien, il a du talent… mais bon, c’était surtout une complicité musicale entre elle et lui; ils s’écoutaient l’un l’autre. Et puis… comment dire, Joannie, c’était pas une fille pour lui; elle était trop bien. Bien sûr, il était chrétien, mais il n’aurait pas su comment la prendre; il était… comment dire, pas assez expérimenté, trop jeune pour elle, trop jeune de caractère je veux dire. Joannie était déjà une adulte.
                -Qu’est-ce que vous voulez dire ?
                -Ah, j’me comprends ! fait Émile Vadnais avec un geste de la main.
                -Si vous vous comprenez, alors expliquez-moi. Qu’est-ce que vous essayez de dire ?
                Son interlocuteur répond avec une certaine virulence :
-Je l’aimais moi cette petite fille-là. C’est pas comme ces imbéciles de petits jeunes qui ne savent rien y faire ! C’était une fille de valeur, et ils ne la méritaient pas ! Tous des p’tits jeunes sans expérience qui ont encore la guidille au nez et la couche aux fesses ! C’est vraiment épouvantable ce qui est arriver !
                -Je suppose que vous pourriez me donner votre emploi du temps de vendredi dernier.
                -Vendredi passé ? Le jour de sa mort…
Émile Vadnais reste quelques instants en silence. Roxanne l’observe.
-J’ai fait ma routine comme d’habitude; le matin j’ai eu une rencontre les responsables de l’accueil avec le pasteur Timothée et ensuite j’ai distribué du matériel évangélique dans quelques rangs de Plaisance et ensuite je suis rentré chez moi… euh non, comme j’étais proche de Papineauville, je suis allé faire mon épicerie et ensuite je suis rentré chez moi.
-Ça fait longtemps que vous habitez ici ?
-Je suis venu de Montréal avec le pasteur Timothée il y a cinq ans; on a trouvé cet appartement… et c’est ça.
-Si je comprends bien, c’est l’église qui paie le loyer ?
-En quelque sorte…
-Et vous, en échange, vous travaillez pour l’église…
-Oui, en quelque sorte…
                -Vous vivez seul ?
                -Oui. Ma famille à moi, c’est l’église. Le Seigneur a dit en Matthieu 19,29 : « Quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle. »
                -Ce que je veux dire c’est que personne ne peut confirmer votre emploi du temps.
                Émile Vadnais se lève brusquement comme un diable sortant de sa boîte.
                -J’ai rien fait à Joanie !! J’vous l’ai déjà dit ! Maudite affaire ! Vous me soupçonnez ? Comment ??... Vous avez aucun droit ! Vous êtes habitée par le diable ! Sortez ! Je veux plus vous parler !
                -Calmez-vous, monsieur Vadnais; n’oubliez pas que je suis officière de police. SI vous me menacez, je serai obligée de vous arrêter.
                -Sortez tout de suite ! Tout de suite ! Je vous menace pas mais j’ai le droit de vous demander de sortir de chez moi. J’aurais jamais du vous permettre de rentrer. Vous… vous êtes habitée par le diable !
                Résolument, il ouvre la porte. Roxanne hésite, mais sentant qu’il est préférable de ne pas envenimer les choses, elle se dirige vers la porte
                -Je m’en vais, monsieur Vadnais; je veux juste vous dire que votre comportement est assez surprenant.
                -C’correct !
                              
                Le surlendemain, samedi, auront lieu les funérailles de Joannie Delorme. Son corps sera exposé au salon funéraire vendredi, le matin, l’après-midi et même le soir. Le matin était réservé à sa seule famille : ses parents, frères et sœurs, ses grands-parents, tous portant le poids d’une tristesse lourde, oncles et tantes, cousins et cousines venus des villages voisins, de Saint-André, de Buckingham, de Laval, de Trois-Rivières, d’Ottawa, essayant de se soutenir les uns les autres le mieux possible, s’étreignant maladroitement à tous moments. Il y avait un grand nombre de bouquets de fleurs tout autour de son cercueil : des roses, des tulipes, des hortensias, des œillets, des delphiniums, des orchidées, des jacinthes, des renoncules et jusqu’à un petit arrangement d’immortelles jaunes. Il se trouvait là plus de fleurs d’amour et de passion que de fleurs de funérailles. De plus, la photo que la famille avait choisie pour les signets la représentait souriante à la vie. On pouvait y lire : « Tu es partie comme tu es venue, et nous, nous t’aimerons toujours. »
L’après-midi a vu défiler quelques amis proches de la famille, mais surtout plusieurs jeunes, ses amies, ses camarades, de son école, qui ont quitté la polyvalente et séché l’après-midi pour être là. Le directeur Raymonde Riendeau n’a pu que se montrer tolérant. Lui-même est venu le soir ainsi que plusieurs des professeurs. Tandis que les garçons avaient des airs assez piteux, les amies de Joannie surtout pleuraient beaucoup. Quand Mélissa est arrivée avec ses parents, hésitante, incertaine de l’attitude à prendre, les yeux humides, un certain malaise s’est installé quelques courts instants. Elle s’est approchée du cercueil les genoux tremblants, soutenue par sa mère. Elle avait longuement regardé le visage de son amie qui restait maintenant figé dans la mort. Elle a serré la main de ses parents machinalement sans pouvoir les regarder dans les yeux. Après une vingtaine de minutes, la famille Lemieux, sans plus, est repartie.
Le soir, des représentants de la Commission scolaire ont également fait leur tour. Étaient venus les collègues de travail, le reste des amis; presque tous le village de Ripon avait défilé. Le maire et les conseillers et les employés municipaux, le gérant du guichet bancaire, le propriétaire de l’épicerie. Tout le monde est venu. Ça n’en finissait plus. Et les parents de Joannie serraient stoïquement ces innombrables mains. Juliette était aussi venu en compagnie de Paul, non pas qu’elle se souvenait de Joannie particulièrement mais pour soutenir la famille éprouvée. Elle avait reconnu quelques-unes des jeunes filles.
Les commentaires se faisaient à voix basse, meublant imparfaitement une atmosphère à demi irréelle.
-Comme elle est belle dans son cercueil.
-On dirait qu’elle va se lever.
-Elle ressemble à un ange.
-J’peux pas croire qu’on la reverra plus !
-Pauvre Joannie !
-Et quand je pense à ses parents…
-Comment est-ce possible ?
-Je ne comprends pas ! Non, je ne comprends juste pas !
-Comment ça a pu arriver ?
-C’est donc épouvantable !
-Ça pourrait arriver à n’importe qui !
-Et la police ? Qu’est-ce qu’elle fait ?

-Pas grand-chose, comme d’habitude…

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