lundi 19 septembre 2016

Trahisons
Chapitre 16

En ce samedi après-midi, l’église catholique Sainte-Madeleine de Ripon est pleine à craquer pour funérailles de Joannie, comme si tout le village s’y était donné rendez-vous. En effet les rues de Ripon sont quasi-désertes ce qui lui donne à cette journée fraîche de l’automne une atmosphère lugubre. Le stationnement déborde et des voitures sont stationnées tout au long des rues avoisinantes. Sans doute aussi bien des gens sont venus des environs : Saint-André, Noyan, Notre-Dame-de-la-Croix… De très nombreux jeunes de l’école secondaire Jules-Chiasson de Lachute sont venus, avec leurs parents ou le plus souvent en petits groupes. Ils se sont mis spontanément sur le côté gauche et en arrière. Pour la plupart d’entre eux c’est certainement la première fois qu’ils entrent dans une église, même pour une simple visite touristique. Ils ne savent pas comment exactement se comporter. Intuitivement, ils essayent de rester en silence, mais leurs nombreuses conversations à voix basse se transforment en une sorte de brouhaha comminatoire. Ils sont assis un peu n’importe comment, comme ils le feraient à la maison, de biais, semi-allongés, les genoux relevés. Plusieurs ont soigné leur tenue, particulièrement les filles, mais d’autres sont simplement en jeans et en chandails. Certains des garçons ont leur casquette vissée sur le crâne. Beaucoup ont leurs téléphones cellulaires en main et surfent fébrilement ou alors gazouillent en direct ce qui se passe ou encore leurs impressions du moment. À qui ? Les voies des réseaux sociaux sont insondables. Un bon nombre de jeunes filles ont les yeux rouges, et certains garçons se forcent sans vouloir le montrer à retenir leurs larmes. S’ils étaient venus simplement par curiosité, ils en prennent plein les émotions. Le fait est là : il y a une morte dans l’église qui emplit tout l’espace et le temps et c’est leur camarade Joannie.
Paul, qui n’est pas en uniforme, est venu accompagné de sa Juliette; elle a posé sa main sur sa cuisse en un geste tout en douceur. Il lui sourit. Il se demande c’était quand la dernière fois qu’il est venu dans une église. À son mariage avec Monique, il y aura trente-cinq ans l’année prochaine... Ah, oui, aussi à la mort de certains collègues, morts en service. Une fois à Montréal et un fois à Longueuil, il y a quelques années. Ça arrive si vite : une folle poursuite, une fusillade, un accident; le plus grave, c’est un assassinat. La mort d’un policier ou d’une policière est toujours un événement difficile, très difficile à vivre et quand il s’agit d’un meurtre, c’est à la limite du supportable. Les policiers savent bien que ça fait partie des risques du métier; le risque zéro ça n’existe pas dans ce métier. On a toujours un peu peur. Et quand ça arrive, la solidarité spontanée, générale et sincère de nombreux corps policiers de partout au pays et même d’ailleurs est essentielle, capitale pour permettre de passer à travers cette épreuve. Paul se dit qu’heureusement, depuis qu’il est responsable du poste de la Sureté du Québec de Papineauville, il n’est rien arrivé. Quelques agents ont été blessés en service, mais rien de trop grave.
Il jette un coup d’œil à Roxanne quelques rangées plus loin; elle-même regarde avec attention les divers groupes de jeunes nerveux, agités, remuants, piaffant. Elle reconnaît Sharon, Cynthia et Carinne assises côte à côte. Mélissa, elle, n’est pas avec elle; elle est plutôt avec ses parents un peu plus vers l’avant. Sylvio Faragón et Timmy Cross sont là aussi, à quelques bancs d’Alexandre Desjardins, et son inséparable Wilfrid. Alors que ce dernier parle, gesticule et semble même faire de l’humour, Alexandre est l’un des rares à exprimer de sa personne la gravité du moment; il est prostré dans un état second reste les yeux fixés en avant sans rien voir. Ils ont certainement dû prendre quelque chose avant de venir ces deux-là.
Roxanne remarque que plusieurs professeurs de l’école sont aussi venus, assis plus vers le centre. Elle reconnaît Pascal Samson, le professeur titulaire de Joannie et madame Tessier, sa professeure de français. Le directeur Le directeur de l’école Raymond Riendeau ne peut demeurer en place tournant continuellement la tête et maugréant du fait que ses élèves sont si turbulents et pestant de ne pouvoir y faire grand-chose..
Toutes les places sont occupées, en bas au parterre, et le jubé déborde. Il y a plein de gens debout en arrière et sur les côtés., en même encore dehors sur le parvis. Dans l’allée centrale a été roulé le cercueil blanc de Joannie; une photo d’elle toute souriante est posée sur le couvercle avec un petit bouquet de rose blanche. Blanc sur blanc, se dit Roxanne, c’est très touchant. Tous les arrangements floraux du salon ont été transportés à l’église et probablement qu’on y en a ajouté plusieurs autres. Sa famille, ses parents et son frère et ses sœurs, ses oncles et tantes sont au premier banc, et tous larmoient et pleurnichent.
                La cérémonie empreinte d’émotions, se poursuit. Mélissa s’est levée et est venue lire quelques mots d’une voix faible; Pascal Samson également a lu un petit texte décrivant Joannie comme « un trésor que nous avons perdu ». L’un des oncles s’avance et prend la parole au nom de la famille.
-Joannie… nous t’avons tellement aimée, car personne ne pouvait s’empêcher de t’aimer… Tu as été pour nous tous, et surtout pour ta famille, un ange sur la terre et maintenant… tu es un ange dans le ciel.
Il se met à bafouiller, puis sa voix se brise. Les gens applaudissent.
Le curé essaye tant bien que mal de ne pas se contenter de banalités; mais a du mal à trouver le ton juste; rien n’est facile.
On a joué et chanté l’Ave Maria de Gounod, Si Dieu existe de Claude Dubois et Prendre un enfant par la main d’Yves Duteil, un chant d’habitude réservé pour les baptêmes. Le curé le prend au bond.
-Plus personne d’entre nous, à commencer par les parents de Joannie ne pourra désormais la prendre par la main, pour lui donner confiance en son pas, pour l’amener au bout du chemin. C’est maintenant Dieu le Père qui la prendra par la main, qui la guidera, qui lui fera faire le tour de son paradis et lui trouvera la plus belle place…
L’émotion monte encore d’un cran. De nombreux sanglots se font entendre bruyamment. Comme par magie, les téléphones cellulaires se sont éteints d’eux-mêmes.
Le prêtre asperge le cercueil d’eau bénite en prononçant la bénédiction finale.
-Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
Les plus âgés se signent. Les employés des pompes funèbres transportent le cercueil vers les portes de l’église. Les membres de la famille se lèvent un à un et marchent en arrière; c’est l’un de ses frères qui soutient la mère de Joannie; puis la foule suit en pesant cortège.
                Et soudain, alors que les employés des pompes funèbres ont franchi les portes de l’église, et s’apprête à descendre les quelques marche du perron pour mettre le cercueil de Joannie dans le corbillard qui l’amènera au cimetière, dans un silence d’un indicible recueillement, une voix forte au ton hargneux s’élève :
-Ah ! T’étais là toi, mon tabarnac ! Tout ça c’est à cause de toi, mon écœurant; tu l’as attirée dans ta secte !
                Roxanne allonge le cou. Elle voit le père de Roxanne interpeler et pointer du doigt quelqu’un parmi ceux qui sont restés debout en arrière :
-Va-t-en, maudit chien ! Va-t-en avant que j’te sorte d’ici !
C’est le pasteur Bellavance qui est visé; il reste figé sur place.
Dans le tumulte causé par cet esclandre, ses frères essayent de retenir le père de Joannie. Sa femme essaye de le résonner.
                -Calme-toi, Jean-Jacques ! Calme-toi. Ça sert à rien…
                -Non, j’me calmerai pas ! Va-t-en, j’tai dit ! J’veux pas te voir la face ici !
                Émile Vadnais qui était là aussi avec deux autres hommes probablement des membres de l’église de la Réconciliation, réagissent les premiers : ils entourent leur pasteur et s’éclipsent rapidement par une porte de côté. Roxanne remarque que plusieurs jeunes font partie du groupe; ils sont restés les yeux baissés durant toute l’altercation.
                Les frères et les fils soutiennent le père de Joannie et l’amène jusqu’à la voiture des pompes funèbres montent aussi les autres membres de la famille. Le cortège se met en branle à toute petite vitesse pour le cimetière.
                Il y a environ 700 mètres à faire jusqu’au cimetière. Les gens se mettent à marcher pour s’y rendre. Roxanne s’arrange pour se placer en arrière de Mélissa.
                -Bonjour, Mélissa.
-Ah… Heu… Bonjour.
-Tu te souviens de moi, je suis Roxanne Quesnel-Ayotte, c’est moi qui suis chargée de l’enquête sur la mort de Joannie.
-Est-ce que… est-ce que ça avance ?
-On peut dire que oui. Mais il y a encore tellement de choses que j’ignore de Joannie; et toi tu l’as connaissais beaucoup plus que moi. Accepterais-tu de revenir me voir et de me parler d’elle ? Ça m’aiderait beaucoup, tu sais, dans mon enquête.
                -Je ne sais pas… Il faudrait que je demande à mes parents.
                -Bien sûr. Viens avec eux si tu veux; viens cette semaine, n’importe quel jour, en fin d’après-midi après l’école au poste de police de Papineauville. Tiens, je te donne ma carte avec mon téléphone et mon courriel.
                -Je vais voir… Si vous pensez que ça peut vous être utile.

                -Oui, très utile; je compte vraiment sur toi. Il faut celui qui a fait ça. En passant, c’était très beau ce que tu as dit tout à l’heure… et ça ne devait pas être facile; tu es une jeune fille très courageuse.

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