Un lieu de repos
Chapitre 6
Paul pensait bien que les entrevues des autres cyclistes confirmeraient dans
l’ensemble cette version des faits… mais quelque chose s’était installé dans
son cerveau, un petit rien, un petit doute, une ambigüité, une toute petite
lumière qui s’était allumée comme malgré lui. C’était un petit détail qui
s’était incrusté dans ses pensées et, il se savait, qui n’en sortirait pas; il
devait aller jusqu’au bout. C’était un petit fil, un tout petit fil qui
dépassait, qui était sorti d’on ne sait où, qui avait surgi à l’improviste, un
« bout de bout de fil » pourrait-il dire, mais il se devait de
vérifier. Son expérience lui disait que, parfois, c’est par l’un de ses tout
petits bouts de fil qui dépassent que la solution finissait par se découvrir, à
sa grande surprise. On tire dessus tout innocemment, presque sans y penser, et
soudain, ça commence à défouler, une maille après l’autre, si bien que tout le
chandail y passe, tout se défait, et ce qui semblait être un mystère est alors éclairci.
Ce que lui avait dit Alexandra Châteauneuf, recoupé avec ce que lui avait
appris Jean-Daniel… Mais comment attraper un fil si petit et si fin ? Il n’arriverait pas à l’étirer avec ses
doigts habituels. Il fallait secouer la poussière, brasser un peu les choses.
Il décide de changer l’ordre des interrogatoires, et fait venir ceux qui à
premières vue auraient le moins à dire.
Il revient dans la grande salle où attendent les cyclistes auxquels se
sont joints les autres résidents. Les religieuses sont là aussi. Paul remarque
que sœur Gisèle conversa à voix basse avec l’une de ses consœurs. Dès qu’on
l’aperçoit, les gens se mettent debout et c’est aussitôt le tollé
général :
-Pourquoi nous retient-on ici ?... Nous n’avons rien à voir dans cette
histoire !... C’est de l’abus de pouvoir !... On ne nous dit rien !... J’en ai
assez !... C’est beau la police !... On nous traite comme des coupables !... C’est
n’importe quoi !... On peut même pas téléphoner !... Qu’est-ce que vous
attendez de nous ?
-Calmez-vous ! Calmez-vous, messieurs dames ! Vous savez maintenant que
deux personnes mortes ont été découvertes ce matin sur les terrains du Centre,
et nous considérons que ce sont deux morts suspectes… Je suis convaincu que
non, vous n’avez rien à faire avec « cette histoire », cependant vos
dépositions vont nous être cruciales, essentielles, pour l’enquête. Je sais que
vous êtes tous impatients de quitter cet endroit, alors…
-On nous retiens contre notre gré !... Moi je n’ai pas déposition à
faire, je ne sais rien !... Même chose pour moi !...
-Nous allons donc accélérer les choses. Nous allons vous séparer en
deux. Voici mon adjointe Isabelle Dumesnil. Elle va prendre la déposition de la
moitié d’entre vous et moi je m’occupe des autres. Je promets que d’ici, une
heure, une heure et demi maximum, vous pourrez repartir d’ici.
-Est-ce qu’on aller récupérer nos affaires dans nos chambres ?
-Bonne question… et la réponse est oui. Vous devrez être accompagnés par
un agent, mais oui, vous pouvez aller dans vos chambres reprendre vos affaires.
-On nous a confisqué nos cellulaires !
-Oui, c’est normal. On ne veut pas que vous communiquiez avec
l’extérieur…
-On n’a rien à cacher !
-C’est vrai, mais ça fait partie de la routine… C’est une simple
précaution; on vous les rendra à votre départ. Bon, et puis, le plus vite ce
sera terminé, le plus vite vous pourrait partir. Martin Brison, Diana Gonzalez,
Frédérique Tousignant, Emma Wilson et Jean-Jacques Bérubé, vous viendrez avec
moi, et les autres vous répondrez aux questions de l’officière Dumesnil. Je
commence avec Emma Wilson.
-Mais je n’ai rien vu !
-Veuillez juste me suivre, ce ne sera pas long.
Tandis qu’Isabelle s’installe dans le bureau qui sert de secrétariat
situé tout près de la porte d’entrée, pour interroger les personnes sur sa
liste, Paul entraîne Emma Wilson, vers le bureau de sœur Gisèle. C’est une femme,
en tout cas, bien en forme. Ses jambes et ses bras sont fermes et légèrement
athlétiques. Elle ne semble pas avoir un gramme de graisse ni au ventre ni aux
hanches. Elle est chaussée de souliers de cyclistes et portent un cuissard noir
et un coupe-vent.
-Asseyez-vous, s’il vous plaît…
-Je n’ai rien vu ce matin, j’étais déjà sur la route quand Alexandra a
crié…
-Commençons par le commencement, voulez-vous ? Rappelez-moi à quelle
heure vous êtes arrivés hier…
-On est arrivés vers 16:00 à peu près. On arrivait de Masson-Angers.
-C’est de là que vous êtes partis ?
-En fait, on est partis il y a trois jours de Gatineau; on s’est arrêtés
une première fois au Parc-de-la-Gatineau, puis on a passé notre deuxième nuit à
Masson-Angers. Plaisance est notre troisième étape.
-Et vous allez loin comme ça ?
-On se rend jusqu’à Montréal, aller-retour. Chaque année depuis deux ou
trois ans, on fait une expédition comme ça. Nous sommes tous des amoureux du
vélo.
-Qu’est-ce que vous avez fait en arrivant ici hier après-midi ?
-Pas grand-chose… On avait fait des réservations; on s’est installés
dans nos chambres. Ah oui, c’est vrai, certains des autres sont allés se
promener dans les jardins. Moi, je n’y suis pas allée, je ne me sentais pas
très bien; je suis restée me reposer.
-Dans votre chambre ?
-Bien sûr…
-Étiez-vous seule ?
-Oui; Jean-Jacques, mon conjoint, était parti avec les autres faire un
tour.
-Et ensuite ?
-Et ensuite, quand c’était l’heure de souper, je suis descendu; les repas
sont servis à partir de 18 heures. Jean-Jacques est venue me chercher pour me
dire qu’ils étaient revenus, et nous avons retrouvé les autres en bas.
-Avez-vous remarqué les deux personnes qui étaient sur une table près de
la fenêtre ?
-Le couple qui a été tué ?
-Pour l’instant on ne connaît par la cause de la mort ? Les avez-vous
remarqués en descendant ?
-Non, pas du tout. Je n’ai pas fait attention.
-Et vous souvenez-vous s’il s’est passé quelque chose de particulier
durant le souper, un détail qui vous aurez frappée ?
-Non, on jasait, c’est tout.
-Et de quoi avez-vous jasé ?
-De tout et de rien… De l’étape qu’on venait de faire et de celle de
demain. Frédérique est un bon photographe et il nous a montré les photos qu’il
avait prises durant la journée; beaucoup de paysages bien sûr.
-Est-ce qu’il a été question d’une étape de nuit dans la conversation ?
-Ah… oui… c’est vrai. C’est une lubie de Martin; il voudrait qu’on fasse
l’une de nos étapes une partie de la nuit; il voudrait qu’on parte vers deux ou
trois heures du matin et qu’on le soleil se lever pendant qu’on pédale. On
n’est pas plus emballés que ça, mais c’est vrai, maintenant que vous m’y faites
penser, il en avait parlé à plusieurs reprises, mais hier, il a été
particulièrement insistant, comme s’il voulait quitter le plus vite possible,
mais nous ça ne nous disait pas grand-chose; mais il revenait à la charge.
Alors, Frédérique et lui...
-Quoi ?... Ils en sont venus aux coups ?
-Non, non. Mais ils ont eu une bonne dispute; ils ont tous les deux
haussé la voix pas mal… Ils se sont crié après. Les autres, on était un peu
gênés. Alexandra essayait de faire entendre raison à Martin, mais il faisait
comme si elle n’existait pas.
-Et les autres résidents ? Les gens qui étaient dans la salle à manger ?
-Tout le monde les regardait bien sûr… par en-dessous bien sûr. Mais ça
n’a pas duré très longtemps.
-Et ce matin, est-ce qu’ils étaient calmés ?
-Je ne sais pas… je ne crois pas… Il y avait une drôle d’atmosphère dans
le groupe. Jean-Jacques et moi, on s’est regardés. On ne voulait pas quitter le
groupe, mais c’est pour ça qu’on était en avant, qu’on était les premiers en
avant; on ne voulait pas être témoins d’une autre chicane. Dans one expédition
comme la nôtre, la bonne entente entre les participants est essentielle. On
dépend les uns des autres; s’il arrive quelque chose, à l’un d’entre nous, on
est tous solidaires. Des fois, il faut attendre ou alors réparer un vélo; la
bonne cohésion est essentielle, et, peut-être inconsciemment, on est partis en
avant pour ne rien faire pour envenimer la situation.
-Donc, vous étiez déjà sur le chemin quand Alexandre a fait sa macabre
découverte ?
-Oui, on avait déjà enfourché nos vélos et on était prêts à s’élancer…
-Qu’est-ce que vous avez fait alors ?
-On s’est regardés d’un air qui d’ici : « Ah non ! Pas un
autre désagrément !.. » Et celui-là, c’en est tout un !…
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