lundi 15 mai 2017

Un lieu de repos
Chapitre 7

                Au moment où Paul va demander au troisième cycliste, Jean-Jacques Bérubé le mari de la précédente, de venir le rejoindre dans le petit bureau de sœur Gisèle, l’agent Daniel Turgeon lui fait signe.
                -Ça y est, on a réussi à localiser la famille. En fait, il n’y en a pas beaucoup. Lui n’a jamais eu d’enfants. Il a deux frères dans la région de Sherbrooke qu’on a retrouvés et elle a deux filles adultes; l’une habite à Montréal et l’autre à Edmonton en Alberta. On a pu parler à la fille de Montréal, mais nous essayons encore de rejoindre les autres membres des familles, l’autre fille et les frères.
                -C’est bien… Demande aux corps policiers locaux de vous aider à les retracer; plus vite ce sera fait, mieux ce sera…
                -Bien, chef.
                -Et l’équipe d’expertise en reconstitution de crimes, est-ce qu’elle arrive ?
                -Oui, chef; elle est en route. On m’a dit qu’elle devrait arriver d’ici quelque chose comme vingt minutes.
                -Bon… Écoute, Turgeon… peux-tu faire quelque chose pour moi ?
                -Oui, bien sûr !?
                -Va demander à Isabelle comment elle se débrouille avec les entrevues, et lui demander si elle besoin d’aide.
                -Heu… nous ne voulez pas y aller vous-mêmes ?
                -Je préfère pas. Je ne veux pas affronter cette bande d’enragés dans la grande salle; je préfère ne pas me montrer. Je voudrais pouvoir terminer mes interrogatoires le plus vite possible pour pouvoir être là qu’on l’équipe de reconstitution va arriver, et je sais que si je me montre ils vont me sauter dessus et ils vont me faire perdre mon temps avec leurs récriminations.
                -Ça va chef; je m’occupe d’Isabelle… Oh, en parlant de perte de temps : il y a les journalistes qui sont là aussi.
                -Dis-leur de patienter… dis-leur que je les verrai dans une heure.
                -Bien, chef.
                -Et fais-moi venir Jean-Jacques Bérubé.

                Le troisième cycliste est lui aussi tout équipé pour une bonne randonnée avec gants aux mains, souliers pointus, cuissard et bouteille d’eau autour de la taille. Il est assez grand, costaud, rasé de près, une fine moustache sous le nez; sa peau est légèrement bronzée. Ses muscles des bras et des jambes sont fermes. Voilà quelqu’un forme… moi aussi je devrais faire plus d’exercice; je m’encroûte, pense Paul en le voyant.
                -Assoyez-vous s’il vous plaît.
                -Je ne sais pas trop quoi vous dire; moi et ma femme nous étions déjà sur la route quand Alexandra a fait la découverte des corps.
                -Je veux juste avoir quelques éclaircissements. Racontez-moi votre journée d’hier.
                -Hier ?... Nous sommes partis de Masson-Angers vers neuf heures du matin de la petite auberge où nous avions passé la nuit, et nous avons pris les rangs qui longent les contrebas des collines. C’est l’un de rares coins de notre trajet jusqu’à Montréal où il n’y a pas de pistes cyclables aménagées. Mais c’est pas très grave; dans ces rangs-là il n’y pas beaucoup de circulation et les paysages sont très beaux.
                -Je suppose que vous vous êtes arrêtés pour manger ?
                -Oui, bien sûr. On peut s’arrêter à peu près n’importe où pour casser la croûte, mais il faut aussi penser aux toilettes, surtout pour les femmes. Le long des pistes aménagées il y a souvent des toilettes sèches, mais hier, comme on était dans les rangs, on a dû redescendre vers Turso. On est allé à l’épicerie et on a acheté de quoi pour faire un petit lunch, aller aux toilettes, remplir nos gourdes, etc…
                -Et vous êtes arrivés ici vers…
                -Vers seize à peu près. C’est pas très long entre Turso et Plaisance, à peine une vingtaine de kilomètres; alors on a fait un détour dans les hauteurs; on en a aussi profité pour aller à la Chute de Plaisance. Ça aussi, c’est vraiment très beau. J’y étais déjà allé il y a bien longtemps, mais c’est toujours aussi bien. On a pris de belles photos.
                -Et quand vous êtes arrivés ici, vous vous êtes installés dans vos chambres…
                -Oui, généralement on prend une douche en arrivant et on s’installe… Il faut aussi penser aux vélos.
                -Qu’est-ce que vous voulez dire ?
                -Ben, parfois il fait faire de petites réparations, resserrer les freins, graisser les chaînes… c’est Martin qui est le mécanicien pour ces choses-là.
                -N’êtes-vous pas allés vous promener dans les jardins ?
                -Oui, certains d’entre nous on est allés faire le tour du sentier. Emma n’est pas venue, parce qu’elle ne se sentait pas bien, mais les autres on a fait le tour.
                -Et pendant cette marche, Martin n’a pas parlé de son étape de nuit.
                -Non, je pense pas; mais je me souviens Frédérique n’était pas avec nous : il était resté en arrière pour prendre des photos, des plantes ou des oiseaux ou quelque chose comme ça; c’est lui le photographe du groupe.
                -Et puis, vous avez soupé…
                -Oui…
                -Dans le réfectoire, avec les autres pensionnaires; c’est ça ?
                -Oui, c’est ça.
                -Et… comment s’est passé le souper ?
                -Bien… bien… Sauf… sauf…
                -Sauf, cette histoire d’étape de nuit…
                -C’est vrai; je ne sais pas pourquoi ça a dégénéré comme ça. Ça faisait plusieurs fois que Martin en parlait, mais bon, juste comme ça. Mais hier, au repas du soir, il est devenu plus insistant et il voulait absolument que ce soit la nuit dernière… Il voulait qu’on se couche tout de suite après le repas et qu’on parte vers trois ou quatre heures du matin pour voir le soleil se lever sur la route. Moi, à la rigueur, j’aurai dit « OK; faisons-le », juste pour qu’il arrête de nous achaler avec ça. Mais Frédérique était pas d’accord, que c’était pas prévu au départ, que c’était une lubie, et ça a failli mal tourner. Ils se sont vraiment engueulés. On était tous sur les nerfs… C’est d’ailleurs pour ça qu’Emma et moi on est partout un peu en avant des autres ce main. On voulait pas s’en mêler.
                -Comment ont réagi les autres pensionnaires dans la salle ?
                -Tout le monde regardait, c’est sûr. C’était complétement fou, surtout dans une place comme celle-là qui se consacre à la méditation et au repos. C’était malade !
                -Est-ce que quelqu’un d’autre dans la salle est intervenu ?
                -Non, personne. Les gens regardaient, mais c’est tout.
                -Et les sœurs, elles n’ont rien dit ?
                -Les sœurs n’était pas là; elles devaient être dans leur résidence en train de manger elles aussi. D’après moi, il n’y avait que deux employés dans la cuisine. On se sert soi-même; les plats sont sur la table principale et on va se servir.
                -Avez-vous remarqué les deux personnes assis à la table du fond près de la fenêtre ?
                -Les deux victimes ?
                -Oui; les deux victimes.
                -Non, pas spécifiquement.
                -Les aviez-vous déjà vus ?
                -Ben non; jamais ! C’est la première fois de ma vie que je viens ici… et probablement la dernière !

                Après Jean-Jacques Bérubé, Paul fait venir Diana Gonzalez, une Guatémaltèque d’origine. C’est une petite femme aux yeux pétillants, aux cheveux très noirs; elle a le nez légèrement busqué. Elle explique qu’est est venue au pays il y a quinzaine d’années.
                -J’ai rencontré mon mari là-bas.
Elle parle en roulant les r de façon très jolie.
-J’habitais Quetzaltenango, qui est la deuxième ville du Guatemala et je travaillais comme infirmière. Frédérique, lui el était médecin à Gatineau et après plus de vingt de pratique en institution, el a voulu faire autre chose; ses enfants étaient adultes, sa femme et lui étaient divorcé. El a donné son nom à Médecins sans frontières et on l’a envoyé au Guatemala après le tremblement de terre de 2002. El devait y passer trois mois, mais nous nous sommes rencontrés à l’hôpital et el est resté avec moi au pays pendant presqu’un an. Ensuite nous avons déménagé au Québec. Moi, j’ai travaillé dans une CLSC de Gatineau, et lui est retourné à la hospital. Mais maintenant nous sommes tous les deux à la retraite.
-Et vous vous plaisez au Québec ?
-C’est différent… mais c’est chez moi aujourd’hui.
-Qu’est-ce qui s’est passé hier soir durant le repas ?
-Oh, c’est Martin. Il voulait absolument qu’on parte à trois heures du matin pour « voir le lever du soleil », comme il disait; mais nous on ne voulait pas. Alors lui et Frédérique se sont disputés… « chicanés » comme on dit au Québec. Jé né comprends pas pourquoi.
-Avez-vous remarqué les deux personnes qui étaient assises sur la table du fond près de la fenêtre ?

-Les deux personnes qui sont mortes ? Oui, bien sûr ! Moi j’étais assise juste en face. Et l’homme, yé vous dis qu’il avait un comportement très bizarre !

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