lundi 7 avril 2014

Il s’appelait Jacques

                Ma séparation, suivi de mon divorce a été un coup dur. Bien sûr, nous avions des problèmes de couple, mais je ne m’attendais certainement pas à ce que la femme que j’aimais, qui était la femme de ma vie, parte un jour avec mes filles se réfugier dans un centre pour femmes battues. Jamais je ne l’avais frappée ni violentée… mais ma thérapeute me fera comprendre plus tard que la violence n’est pas toujours physique et les peurs pas toujours rationnelles.
                Est-ce que je peux dire que nous avons divorcé en bons termes ?
                Les filles passent une semaine chez moi et une semaine chez leur mère, et elles semblent s’être très bien adaptées à cette régulière rotation. Je dois dire que ça m’a pris longtemps pour faire mon deuil, ou plutôt mes deuils : deuil de mon mariage, de mon amour, mais aussi, deuil de voir mes filles tous les jours. J’appelais les semaines où elles étaient chez leur mère « mes semaines mortes ». Je me laissais aller, je ne cuisinais pas et je mangeais mal, je ne faisais pas le ménage, je me lavais à peine. Puis, graduellement, la thérapie aidant, j’ai refait la paix avec moi-même et avec tous ces événements.J’ai rencontré une autre femme qui a aussi des enfants, de l’âge de mes filles, et nous nous voyons le plus souvent possible.
C’est devenu l’une de mes grandes joies que d’aller attendre les filles à la sortie de l’école, et j’essaie toujours de leur réserver une surprise : une sortie, des gâteaux, une chambre décorée, un film pour la fin de semaine… Parfois, j’arrive déguisé en clown ou en vieux monsieur et ça les fait rire ! Et moi je ris de les entendre et de voir les yeux qu’elles font.
                C’est peut-être parce que j’ai arrêté de m’apitoyer sur moi que j’ai remarqué cet homme d’à peu près mon âge, les jours où j’arrivais à l’avance à l’école, qui se tenait sur le trottoir, toujours au même endroit, toujours sur le même coin de rue, à l’opposé de l’embarquement dans les autobus scolaires.
                Il m’a intrigué. Qui était-il ? On pense tout-de-suite à un prédateur qui lorgnerait ses prochaines proies. Devais-je avertir la direction de l’école ? Non, il semblait inoffensif; mais les pervers ne se promènent pas avec une pancarte d’homme-sandwich.
                J’ai fini par l’approcher. Il avait le visage long, les yeux tristes; il semblait accablé, abattu. Il avait l’air négligé; il portait toujours le même blouson; ses souliers étaient passablement usés. Il était mal rasé.
 Il m’a raconté son histoire.
                « J’ai vécu avec une femme pendant dix ans. On n’était pas mariés. J’ai été heureux avec elle. On avait acheté une maison. Moi j’voulais des enfants, elle, elle en voulait pas trop. Mais on a en quand même eu deux : un garçon et une fille, Benjamin et Coralie. Puis, un jour elle est partie avec eux. J’ai été accusé de les avoir battus elle et les enfants, et le juge lui a donné raison. J’ai été obligé de partir de notre maison et lui laisser la maison à elle pour ne pas sortir les enfants de leur milieu de vie. J’ai fait une dépression; j’ai perdu ma job; j’avais une bonne job comme manœuvre; maintenant, j’suis sur le BS. Elle a la garde des enfants, et moi, je n’ai plus le droit de voir mes enfants; je ne peux les voir juste une fois par deux semaines  et toujours dans des rencontres supervisées par une travailleuse sociale. Je sens à chaque fois que c’est de plus en plus difficile. Ils sont en train de s’éloigner de moi. Je suis en train de les perdre. Bientôt, j’ai peur qu’ils ne voudront plus me voir. Mais moi j’les aime, tu comprends; j’les aime plus que tout au monde ! Ce sont mes amours que j’adore. Alors j’me tiens là, à bonne distance et je viens les voir durant les récréations, durant l’heure du diner, à l’heure de la sortie… sans jamais me faire voir. Il ne faut surtout pas qu’ils me voient et qu’ils répètent ça à leur mère. Ce s’rait une vraie catastrophe. Alors j’reste ici et j’les regarde de loin, et c’est tout ce que j’demande à la vie; de pouvoir voir mes deux amours de loin. »
                C’est tout.

                Ah oui, il s’appelait Jacques.

3 commentaires:

  1. David! Quel courage...celui d'un homme libre et qui s'assume, avec dignité!
    Chapeau et merci
    Pierre

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  2. moi j'ai du mal avec cette histoire.L'un a arrêté de s'apitoyer sur lui même et semble reconstruire sa vie alors que le fameux Jacques négligé ne cesse de se lamenter et de s'enfoncer.Le cliché de l'homme qui s'assume et se libère tient un peu du poncif..

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  3. Bonjour David,

    J'aime tes nouvelles. je ne sais si c'est de la fiction ou inspirées de la vie réelle ou un mélange des deux, mais elles sont charmantes, émouvantes et peuvent appartenir à tout un chacun.
    Celles de Jacques m'émeut particulièrement car je vois un bon nombre de personnes (hommes surtout) qui vivent ce drame du déchirement familial et de la rupture avec les enfants. L'aliénation parentale est un sujet tabou mais il existe bel et bien et le parent qui l'exerce agit tellement par égoïsme et vengeance qu'il ne voit pas du tout l'impact sur les enfants. Et on me parle de l'intérêt de l'enfant ! Où est-il lorsqu'une partie de son identité est dénigrée ou occultée par l'autre parent au nom de l'amour pour ses enfants ?

    Bonne inspiration

    Au plaisir

    Samia

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