lundi 28 avril 2014

               
                J’ai aimé deux hommes dans ma vie; mais vraiment aimé; amoureuse folle, à en perdre la tête. Toutes les femmes qui ont été un jour amoureuses savent de quoi je parle.
                Le premier s’appelait Robert; Robert Bédard. C’était mon prof de philosophie en deuxième session au CEGEP. À l’époque, quelle que soit la concentration qu’on avait choisie, on avait quatre cours de philo obligatoires. Mon premier cours, je n’en ai aucun souvenir, je ne me souviens même plus si c’était un homme ou une femme qui le donnait. Mais dès que je suis entrée dans sa classe à lui, j’ai écarquillé les yeux : ça a été le vrai coup de foudre ! Il avait un charme fou ! Et l’entendre parler de l’existentialisme comme il le faisait me faisait frémir de l’intérieur. L’entendre nous exposer les particularités de ce courant de la philosophie moderne qui place l’existence de la personne au centre de toute réflexion me faisait littéralement frissonner de plaisir et d’envie. Je pouvais l’écouter, comme hypnotisée, magnétisée nous expliquer avec patience l’évolution de ce courant depuis Kierkegaard jusqu’à Merleau-Ponty, en passant par Heidegger, Sartre,  Camus et Simone de Beauvoir. Je buvais ces paroles. Je rêvais de lui pour ainsi dire chaque nuit. Mais j’avais dix-huit ans ! Et lui certainement le double de mon âge (et j’ai su plus tard que c’était d’avantage).
                Je trouvais tous les prétextes possibles et imaginables pour me rendre à son bureau : je n’avais pas compris telle notion, j’avais besoin d’explications supplémentaires, est-ce que mon dernier travail était bien… Et là, je cherchais tous les indices qui pouvaient me renseigner sur qui il était : il ne portait pas de bague à l’annuaire, il n’y avait pas de photos de femme sur son bureau, son bureau était rangé à la va-comme-je-te-pousse… Je lui demandais même conseil sur la matière de mes autres cours. Je venais lui parler de tous les livres que je lisais, de tous les films que j’allais voir; je lui demandais s’il voulait un café (j’ai vite su qu’il le prenait avec un peu de lait et pas de sucre). Je m’arrangeais pour le croiser dans les couloirs, pour manger à sa table à la cafétéria. Plus tard, il me dira qu’il s’était bien amusé de tout mon manège séducteur dont il n’était pas dupe; mais moi, j’étais folle de lui.
                Quand la fin de session est arrivée, je voulais m’assurer que je le reverrais et je lui ai demandé s’il serait de retour en automne. Sa réponse a été positive, et l’été de mes dix-neuf ans a été le plus long de toute ma vie. Je m’étais trouvé un travail d’été dans une station-service; ce n’était pas du plus grand romantisme !
                Au retour, en automne, je l’ai croisé dès le premier jour, bien sûr. Et là, j’ai vu qu’il y avait quelque chose de changé dans le regard qu’il portait sur moi : il ne me voyait plus comme son étudiante (d’ailleurs, je n’étais plus son étudiante) mais comme une femme, comme une jeune femme; une toute jeune femme certes, mais comme une femme quand même. Son sourire aussi avait changé, et sa voix aussi. Et sans doute que moi aussi j’avais changé durant l’été. Avais-je embelli ? Plus tard, il me dira qu’il m’avait trouvé épanouie.
                Dès la deuxième semaine, nous sommes allés souper au restaurant. C’était si excitant ! Il m’avait donné rendez-vous dans un petit resto de la rue St-Denis (c’était le Mille neuf cent nonante neuf qui a fermé il y a bien des années), dans un autre quartier que celui du CEGEP. Je suis arrivée au moins une demi-heure à l’avance, mais lui aussi était un peu à l’avance. Ça nous a fait bien rire ! Et nous avons passé une si agréable soirée. J’ai pris un salade niçoise et lui du saumon en… Et il m’a laissée choisir le vin ! Fallait-il qu’il soit devin… On s’est raconté nos vies, même si en fait sa vie était passablement plus longue que la mienne.
                Et puis nous nous sommes vus comme ça « en amis » durant tout l’automne, jusqu’aux vacances de Noël, tous les deux aussi surpris l’un l’autre que ça fonctionne aussi bien entre nous. Nous étions bien ensemble, c’était aussi simple que cela, et nous ne désirions que passer encore plus de temps ensemble. Au CEGEP, nous faisions bien attention à ce que notre idylle ne soit pas trop visible. Et moi, je découchais de la maison de plus en plus souvent; j’habitais encore chez mes parents à Verdun en banlieue de Montréal. La première fois qu’il m’a amenée chez lui, j’étais passablement nerveuse, mais comme j’étais plus amoureuse que nerveuse, je savais ce que je voulais et je voulais l’obtenir; je voulais l’avoir, lui ! Nous n’avons pas mangé beaucoup et moins parlé que d’habitude, avant de nous mettre au lit très vite. Cette première fois a été merveilleuse. Il s’est excusé de son âge, il s’est excusé du fait que depuis son divorce il avait un peu perdu l’habitude, il s’est excusé qu’il était moins en forme qu’avant, jusqu’à ce que l’arrête et que je l’embrasse à pleine bouche. Ça a été suffisant. J’avais déjà eu des amourettes avent de le connaître, mais avec lui tout était différent. Il a vraiment essayé de me procurer du plaisir, et il y a extrêmement bien réussi.
Nous avons décidé d’attendre au printemps avant d’aménager ensemble. En fait, il a vendu sa maison à Brossard et il a acheté un condominium en ville, condo que nous avons choisi ensemble en couple amoureux que nous étions. Je me suis occupé du gros de la décoration. Mes parents voyaient bien que j’étais amoureuse et désiraient ardemment que je leur présente mon copain. S’ils avaient su, s’ils avaient su !
                Et quand ils ont su qui c’était, ils n’ont pas du tout apprécié. Robert avait juste un an de moins que ma mère ! Mais j’étais si amoureuse. Et nous voulions nous marier. Oui, vraiment. Mes parents ont bien vu que nous étions sérieux, qu’il était sérieux, que nous nous aimions vraiment, alors ils ont fini par l’accepter, ils ont fini par accepter que leur petite fille chérie, à peine sortie de l’enfance, qui jouait à la poupée il n’y a pas si longtemps, fasse sa vie avec un homme qui avait deux fois son âge et plus, et qui en plus avaient deux enfants à peu près de mon âge ! De toute façon ils n’avaient pas le choix.
                On peut dire que dans les circonstances je me suis bien entendue avec ses enfants. En fait, ils ne vivaient plus avec lui depuis plusieurs années; ils avaient vécu chez leur mère après le divorce de leurs parents, et maintenant, ils vivaient leurs vies, comme on dit. Ils avaient des conjoints  et avaient chacun leur appartement. C’est surtout sa fille, Alexandra, qui au début m’a regardée de travers.
Comme il était divorcé, nous avons cherché un pasteur protestant qui accepterait de nous marier. Et il y en avait justement à Verdun. Pour mes parents, c’était atterrir sur une autre planète, une planète hostile de surcroît. Nous avons fréquentée cette paroisse de l’Église unie un moment avant de lui trouver les mêmes défauts qu’aux églises catholiques.
                Nous avons vécu vingt-cinq ans ensemble. Et, durant ces vingt-cinq ans, nous avons été heureux, complètement, entièrement et totalement heureux.
                Nous aimions vivre ensemble, nous aimions vivre l’un avec l’autre; nous aimions dormir ensemble. Au début, il  venait m’attendre à la fin de mes cours à l’université ou bien c’est moi qui allais le chercher au CEGEP. Nous faisions de grandes marches main dans la main ou des randonnées de vélo qui nous menaient jusqu’à l’un des nombreux parcs de Lachine où nous pique-niquions au bord de l’eau.
Et je l’ai accompagné dans des congrès et des symposiums, aux États-Unis, en Angleterre, en Europe et même une fois au Japon; et c’était toujours dans les meilleurs hôtels. Souvent, pendant que lui participait à son colloque, je visitais la ville où nous étions, et le soir je lui racontais ce que j’avais vu ou visité. Et partout où nous allions bien des yeux se tournaient vers nous à notre passage.
Quand il a pris sa retraite, j’ai travaillé à temps partiel pour être le plus possible avec lui. J’étais devenue notaire et j’étais associée dans un bureau de droit. Il s’occupait de la maison, du jardin. Je ne faisais jamais d’heures supplémentaires. Je me dépêchais de rentrer à la maison pour être avec lui. Nous adorions aller au concert, à l’orchestre symphonique, aux Grands Ballets. Nous allions autant Festival de Jazz qu’au Festival Bach et nous nous y tenions par la main en déambulant de scène en scène. Je ne pourrais faire la liste de tous les artistes que nous avons entendus ni compter combien de fois nous sommes allés au Jardin botanique que ce soit dans les serres ou à l’extérieur. Une fois en sortant du Jardin, nous avons rencontré l’une de ses anciennes étudiantes (que je ne connaissais pas) avec ses deux enfants. Mais elle était si gênée que nous n’avons pas échangé beaucoup. Comme nous avions des passes VIP au musée des Beaux-Arts, nous n'y manquions presque jamais une exposition, même si notre favori était le discret musée du Fier Monde. Et comme nous avons voyagé : au Mexique, aux États-Unis, en France, en Espagne, dans plus d’une douzaine de pays d’Europe y compris la Russie. Nous avons fait du ski dans le Alpes croisant et recroisant la frontière de la France et de la Suisse; c’était magnifique ! J’adorais prendre l’avion avec lui pour traverser la moitié de la planète. Nous avons fait deux fois une croisière, une fois dans la Mer des Caraïbes, et une autre fois en Alaska. Il semblait que rien ne pouvait altérer notre bonheur.
Et puis nous aimions lire tous les deux : Aquin, Ferron, Nietzche, Neruda, Garcia Marquez, Ibsen, Goethe, Éric-Emmanuel Schmitt, Alice Munroe… Nous ne pouvions résister à acheter un livre. Nous connaissions tous les bons libraires (c’est-à-dire une demi-douzaine) de Montréal. Nous passions des soirées à lire ensemble le même livre l’un tournant la page pour l’autre.
Lorsque nous avions des soirées entre amis, surtout qu’il m’avait appris à apprécier les vins et nous avions un cellier bien garni, principalement ses collègues de travail et autres philosophes, il ne me laissait jamais de côté. Dans la mesure de mes moyens, je prenais part aux conversations et je trouvais doublement fascinant, fascinant de découvrir tant de choses qui m’étaient inconnues et fascinant d’avoir quelque chose à en dire et que l’on m’écoute les dire.
Puis Robert est tombé malade.
Un jour il a commencé à se plaindre qu’il avait mal à la tête. Il est allé s’allonger en prenant des cachets; mais à son réveil le mal de tête persistait. Je l’ai amené au CLSC et le médecin a eu l’intelligence de lui prescrire un examen approfondi. Nous nous sommes rendus à l’hôpital presque un mois après; ces migraines ne s’étaient pas calmées, bien au contraire. J’avoue que je commençais à être un peu inquiète, sans rien laisser voir pourtant. Robert a subi tout un battage de tests et d’examens; à la suite de quoi, on lui diagnostiqué un cancer du cerveau. C’était l’hospitalisation immédiate et traitements intensifs de radiothérapie pendant six semaines. Il a perdu plus de vingt kilos et tous ces cheveux. Malheureusement le traitement n’obtenait pas les résultats désirés. L’équipe médicale lui a offert de tenter un traitement expérimental, mais Robert ne voulait pas servir de cobaye. Il est mort en quelques mois; en trois mois et demi plus spécifiquement. Nous avions demandé une chambre privée et je suis restée avec lui tout ce temps-là presque nuit et jour. Il était sous sédatifs pour contrôler la douleur. Quelques jours avant sa mort, nous nous sommes dit au revoir en nous regardant dans les yeux et nous nous sommes longuement embrassés; j’ai longtemps eu son goût salé et âcre sur les lèvres.
Mes parents, ses enfants, et  beaucoup de nos amis sont venus à ses funérailles; je n’avais pas voulu qu’il soit exposé parce je ne me voyais pas affronter seule la meute de visiteurs qui serait venue. L’église était pleine à craquer. Je ne me souviens de pas grand-chose sauf que j’ai pleuré tout le long et beaucoup de gens pleuraient de me voir pleurer, mais ça me faisait du bien, et de toute façon je ne pouvais pas m’en empêcher.
C’est alors que j’ai dû vivre mon deuil et ça été très dur. J’avais atteint la mi-quarantaine, et je ne savais que faire de ma vie, même si je savais qu’elle n’était pas finie. Y retrouver un sens a été difficile. Je n’ai pas consulté de psychologue et peut-être aurais-je dû comme me l’ont dit mes amies. Ils et elles m’ont dit de ne pas rester encagée, de déménager, de donner petit à petit les affaires de Robert, de m’occuper. Moi je relisais sans les comprendre les livres que nous avions lus tous les deux. J’ai finalement repris mon travail, mais j’avoue que le cœur n’y était plus.
                Robert m’avait laissé un certain montant d’argent, disons suffisamment pour vivre. J’ai quitté mon emploi et j’ai fait ce que je savais faire et que j’aimais faire avec lui : j’ai voyagé, beaucoup, en Europe, en Chine, en Australie où j’ai fait de la plongée sous-marine au-dessus de la Grande Barrière de corail, dans le grand Nord canadien à la recherche des ours polaires que je n’ai jamais même entrevus. J’ai pris des cours de parachutisme. Je me suis impliquée dans la cause écologique. Mais quand le responsable du groupe local a commencé à me faire des avances, je suis partie.
                Et, comme j’étais devenue avec Robert un peu experte en vins, pas autant que lui quand même, je suis allée dans des compétitions de dégustateurs, ces êtres d’exception qui vous détectent un vin seulement en le goûtant ou juste en le humant. C’est un milieu pour « gens riches et célèbres » un peu comme les défilés de mode; mais bon, ça avait son côté émoustillant.
Et c’est là que j’ai rencontré Yannick; le deuxième amour de ma vie.
C’était un tout jeune homme d’à peine trente ans, mais sa réputation commençait à se répandre. Il était de Tours en France. La première fois que je l’ai vu c’est à Bordeaux où il faisait une dégustation-causerie sur les crus de cette année-là. J’étais tellement déconcertée, émerveillée; j’avalais littéralement tout ce qu’il disait. Je suis tombée en amour avec lui… Je n’étais plus la petite fille de dix-huit que j’avais été, mais je me suis quand même demandé quelle serait la bonne façon de l’approcher.
Mais le coup de foudre a été réciproque et immédiat. Ça n’a pas été long. Dès que je l’ai abordé, il m’a souri; il m’a trouvée de son goût et depuis nous nous ne sommes plus quittés. Il est si beau, si séduisant, si talentueux, tout en longueur, et si sérieux pour son âge! J’ai presque  vingt-cinq de plus que lui. Mais il s’en fiche, comme il se fiche bien de ce que les gens peuvent penser. À l’intérieur, je suis aussi jeune que lui. Il me fait l’amour si tendrement et moi je prends soin de lui et de toutes ses affaires. Je sais que je le materne un peu, mais nous en avons bien le droit tous les deux.
Il y a quelques mois, il a gagné le Championnat du monde de dégustation de vin à l’aveugle qui a eu lieu à Madrid. Il y a eu un reportage sur nous avec photos dans L’Actualité. Il est maintenant une sommité qui fait la une de toutes les revues de vins et les magazines spécialisée en science œnologique et il est en demande aux quatre coins du monde. Alors moi, je le suis et je continue de voyager.
Surtout que nous avons maintenant deux pieds à terre : un au Québec, une maison ancestrale que j’ai trouvée en Estrie, et un ancien château près de Léognan dans le sud de la France. Que pourrais-je demander de mieux à la vie ?


                

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