lundi 5 décembre 2016

Meurtre à la mosquée
Chapitre 5

                Dans son bureau, Paul attendait impatiemment cette traductrice/interprète que Roxanne devait lui trouver. Il se sentait énervé, irrité, mécontent. Il avait mal et peu dormi la nuit dernière. Rarement une affaire ne l’avait autant déstabilisé. Bien sûr dans ce métier, il faut apprendre à gérer son stress, à contrôler ses émotions; on ne peut se permettre de se laisser manipuler par la colère ou encore moins la peur. Il faut agir et penser de la façon la plus rationnelle possible, pragmatiques, en se basant sur les faits, et parfois sur l’intuition bien sûr. On se doit d’éviter toute impulsivité malsaine. Cela ne veut pas dire que les policiers et les policières sont dénués de tous sentiments humains, bien au contraire; ils ressentent ce que toute autre personne du grand public ressent mais ils et elles se doivent de rester maître de leur personne le plus possible, pour leur propre bien-être tout autant que la meilleure justice soit rendue.
                Avec le temps, Paul pouvait se dire qu’il avait bien géré ses émotions au cours de sa carrière. Mais en ce samedi matin, il se demandait s’il n’était pas en train de perdre pied. Depuis la veille les éléments perturbateurs s’étaient accumulés à vitesse grand V. Tout d’abord ce meurtre dans un endroit aussi inconvenant qu’une mosquée, il n’avait encore jamais vu une telle chose. Ensuite une scène de crime également incongru : un homme qui avait visiblement été poignardé de sang froid dans un simple bureau bien ordinaire, et surtout tout ce sang répandu pas à pas sur le plancher, dans le couloir et presque jusqu’aux portes d’entrée. Puis cet imam semi-hystérique, quasi-incontrôlable que rien ne semblait pouvoir arrêter de crier, de maugréer, de grogner… et, de surcroît dans une langue dont il ne saisissait pas le moindre mot. Que pouvait-il bien raconter dans son charabia incompréhensible ? En voulait-il contre le sort ? Contre la fatalité ? Contre le travail de la police ? Paul ignorait même s’il avait été témoin de quoi que ce soit, s’il pourrait l’aider un tant soit peu à la résolution de ce crime. Tout ça avait fait naître chez Paul un état de malaise et d’irritation qui n’avait pas disparu.
                Et la soirée ne s’était pas terminée ainsi, et les causes de frustration non plus, loin de là. Une fois le périmètre de sécurité mis en place de façon plus étanche, une fois le cadavre emporté à la morgue, une fois l’équipe technique installée à la recherche du moindre indice, il avait dû se rendre dans la famille de la victime pour faire l’annonce de sa mort violente. Nawaz Ayub Zardai, l’homme qui avait appelé les services d’urgence et qui avait réussi tant bien que mal à raisonner l’imam et lui faire comprendre qu’il devrait rester en garde à vue pour une nuit le temps de trouver un interprète qualifié, lui avait spécifié le nom de la victime Amir Mawami, le trésorier de la mosquée et du centre culturel.
                Il demeurait à quelque minutes de là sur la rue des Pigeons dans la partie ouest de la ville. Paul sait que c’est délicat d’annoncer ce genre de nouvelle, et que ce le sera d’autant plus dans ce contexte particulier, mais il faut bien qu’il le fasse. Il est parti avec l’agent Turgeon et monsieur Zardaï qui leur servira d’intermédiaire. La voiture s’arrête devant un duplex de construction récente d’un seul étage. On franchit une petite grille Il y a un terrain gazonné sur le devant qui ne semble pas entretenu régulièrement, des chaises en rotin et quelques jouets en plastique sur la galerie.
                -Allons-y, dit-il aux deux autres.
-D’après moi, la famille est certainement déjà au courant qu’il s’est passé quelque chose à la mosquée, ajoute Nawaz Zardai; ce genre de nouvelles vont vite  dans la communauté.
                -Oui, vous avez raison.
                Paul laisse son interlocuteur sonner à la porte, et à peine celui-ci a-t-il sonné que la porte s’ouvre à toute volée ce qui fait bruyamment sonné le collier de clochettes qui y est suspendu. S’en suit une vive conversation entre lui et une demi-douzaine de personnes, jeunes et adultes, qui ont l’air de le bombarder de questions tous à la fois. Tandis que Turgeon reste sur le pas de la porte, Paul s’approche :
                -Dites-leur de se calmer et de nous laisser entrer.
                La tapage assourdissant baisse à peine de volume. La maison comme telle est spacieuse, mais l’espace est occupé par de boîtes de cartons posées pêle-mêle de ci de là les longs de murs des couloirs, d’objets de toutes sortes, une espèce de surprenant bric-à-brac comme si on se préparait à une gigantesque vente de garage. L’entrée mène au salon où ce sont les meubles qui sont recouverts de vêtements, de foulards, de tissus… Mais ce qui frappe Paul surtout, c’est l’odeur qui règne dans la maison qui semble avoir tout imprégné jusqu’aux tapis et les murs, et qui le saisit immédiatement : un âcre mélange de renfermé, de sueurs humaines, et surtout d’épices : curry, cardamone, cumin, cannelle, paprika… et quoi d’autre ? L’odeur est si intense qu’il a la tête qui tourne légèrement.
Paul pénètre dans le salon face à cette meute suragitée; assise sur l’un des fauteuils, il aperçoit femme en sari violacé en pleurs poussant en hululements strident et perçants. Probablement la veuve.
-Est-ce qu’ils comprennent le français ?
-Les enfants oui, ils le comprennent et ils le parlent. Pour les adultes, ça dépend.
Enfin… la loi 101 aura servi à quelque chose.
Paul élève la voix : Écoutez-moi ! Écoutez-moi !
Un semblant de silence s’installe, dans lequel domine les lamentations de la femme assise dans le fauteuil.
-Je m’appelle Paul Quesnel et je suis le chef de police de Papineauville…
-Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Notre père est-il mort ?
-Laissez-moi parler ! Pour répondre à votre question, il y a une attaque à la mosquée… Bashahi, qui a fait une victime et oui, votre pour l’instant nous croyons que cette victime est Amir Mawami, mais…
Paul ne peut continuer. Le tapage de cris, de pleurs, de lamentations, d’exclamations, reprend avec une intensité renouvelée. Paul essaye de se faire entendre au-dessus du brouhaha.
-Écoutez-moi ! Nous avons besoin d’une personne de la famille qui devra venir à la morgue pour l’identification.
À sa grande surprise, un jeune homme l’a entendu et lui répond calmement :
-Moi, je vais y aller. Je ne crois pas que ma mère soit en état d’y aller, alors je peux vernir à sa place.
Il pointe la femme en sari violacé. Paul se dit qu’en effet il est impossible de lui parler pour l’instant alors qu’elle semble être dans un état hystérique total.
-Et quel est votre lien avec monsieur Mawami ?
-Je suis son fils aîné, Hamza. Je n’habite plus chez mes parents; je suis marié et je demeure avec ma femme dans la maison juste à côté. Je suppose que ça vous prend une personne majeure ?
-Oui, en effet. Alors allons-y. Que faites-vous monsieur Zardaï ? Voulez-vous qu’on vous raccompagne ?
-Nous, je crois que je vais rester ici.

À la morgue, l’identification ne prendra guère de temps. L’équipe chargée de l’autopsie avec préparé le corps. Hamza n’avait pas hésité : « Oui, c’est bien mon père, Amir Mawami », a-t-il sut en baissant légèrement les yeux.
Dans le couloir, vers la sortie, Hamza demande :
-Quand pourrons-nous récupérer le corps ?
-Il s’agit d’une mort violente, il faudra donc procéder à une autopsie. Je dirais : pas avant deux jours.
-Mais… mais, notre religion nous demande de procéder aux funérailles dans les vingt-quatre heures !
-Peut-être, mais la loi nous oblige à pratiquer une autopsie dans tous les cas de mort suspecte; et je ne peux changer la loi.
-Il nous faut procéder à l’ensevelissement dans les vingt-quatre heures qui suivent le décès, c’est ce que nous prescrit le Coran !
Paul sent sa tension monter d’un autre cran :
-Monsieur Hamza, je suis désolé. Adressez-vous à un tribunal si vous le voulez, mais moi je ne peux vous rendre le corps de votre père avant qu’on y ait fait une autopsie !
-Que va dire ma mère ? Et mes oncles ? Et l’imam Murama ?
-Vous savez, l’imam Murama ne dira pas grand-chose, car il doit rester en garde à vue jusqu’à demain.
Le retour s’était effectué dans un lourd silence.

-Et maintenant ? demande Turgeon, qui cherche à ne pas trop brusquer son chef.

-On retourne au poste, et en vitesse. Partons d’ici.

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