lundi 30 janvier 2017

Meurtre à la mosquée
Chapitre 13

                Paul cogite quelques instants ce qu’il a appris sur les quatre frères et sœurs, les enfants de feu Amir Mawami. Tout d’abord Hamza, l’ainé, digne successeur du paternel, droit commem un piquet, respectueux et admiratif de son père jusqu’au déni aveugle, qui veut perpétuer coûte que coûte l’ordre et la tradition. Ensuite, la première fille Mariyam, qu’il n’a pas encore rencontrée personnellement; Paul se dit qu’elle était certainement présente lorsqu’il est venu au domicile familial vendredi pour leur annoncer la mort de leur époux et père; c’était peut-être, songe-t-il, cette jeune femme en sari orangé entr’aperçue dans un coin du salon, mais il n’y pas fait vraiment attention trop concentré, et dérangé, qu’il était sur les cris théâtraux de la veuve. Tout ce qu’il a récolté sur elle, c’est que c’est une rebelle, soumise uniquement en apparence; probablement qu’elle attend son heure, et peut-être qu’avec la mort de son père, son heure est venue. Puis le deuxième fils Kamala, celui qui « a mal tourné » : délinquance, mauvaises fréquentations, trafic de drogues, menaces de mort, petite criminalité à la limite de la grande… il ne devait pas faire la fierté de son père. Et enfin la plus jeune, cette Asma qui a pris le risque de venir le voir et lui parler pour lui confier sa détresse et ses secrets… en partie seulement; Paul se doute que la jeune fille ne lui a pas tout dit, qu’elle sait bien d’autres choses, mais peut-être voulait-elle seulement le tester, le jauger, savoir si elle pouvait lui faire confiance, elle qui vit dans un monde de suspicion, d’obéissance, de soumission, un univers un peu en vase clos, bien ordonné, selon les conventions traditionnelles… Ah, le poids de la tradition ! et la difficulté de s’adapter, de s’intégrer dans un nouvelle société. Quel âge avait-elle quand la famille est arrivée ici ? Un an ou deux, pas plus.
                Paul est en train de conclure qu’il lui faut trouver Kamala, pour avoir sa version de la vie familiale; il devra lancer un avis de recherche pour l’interroger. Il juge aussi qu’il doit aller rencontrer l’autre fille, Mariyam, et établir avec elle un climat de confiance; peut-être je pourrais envoyer Roxanne; et aussi, rencontrer et interroger à nouveau la veuve dans de meilleures conditions; le premier entretien n’a pas était très productif; il faudra recontacter l’interprète, et oui, être plus aimable avec elle...
                C’est à ce moment que, comme un clown écarlate qui sortirait de sa boîte, Roxanne surgit dans son bureau suivie d’Isabelle qui court derrière elle :
                -Papa ! On a trouvé la pièce du casse-tête !

                Roxanne était revenue de Turso après l’inhumation du corps de monsieur Mawami. Elle était restée à la porte; les grands arbres, érables et pins, donnaient une véritable solennité au lieu. Les feuilles sont déjà presque toutes tombées. À l’arrière-plan, les premières collines des Basses-Laurentides aux lignes gracieusement sinueuses se dessinent et montrent encore leurs couleurs. Le ciel est légèrement gros; en levant la tête Roxane peut voir les nuages jouer à une sorte de cache-cache poussif entre les branches. Ce sera la fin de l’automne dans quelques jours; dans une semaine ou deux, on sentira le froid.
Elle observait et essayait de comprendre les rituels. Ce sont les hommes qui formaient le cortège funèbre mené par l’imam; quatre d’entre eux portaient le cercueil, et non pas une civière sur lequel reposerait le corps comme on le voit à la télévision (peut-être est-ce obligatoire selon les lois du pays). Les femmes venaient un peu en retrait dans leurs saris de diverses couleurs jaunes, oranges, mauves, qui se mariaient se bien avec les couleurs de la nature; un beau sujet de tableau pour un peintre qui se serait trouver là. Les femmes poussaient des exclamations, des jérémiades, qui semblaient n’avoir aucun sens aux oreilles de Roxanne, mais qui exprimaient leur peine; les hommes restaient plus dignes. On a déposé le corps à côté de la fosse. Elle est orientée vers l’est, vers la Mecque. L’imam récite quatre prières chacune suivie d’un répond incantatoire par le groupe des hommes restés debout. Une fois le corps descendu et recouvert d’un peu de terre, ils s’éloignent et laissent s’approcher les femmes qui laissent totalement libre cours à leurs émotions; une femme, peut-être est-ce la veuve, fait mine de vouloir se jeter dans la fosse.
Enfin les employés du cimetière recouvrent complètement le cercueil.
Le petit groupe reste un long moment autour de la fosse maintenant comblée, laissant les femmes se vider le cœur, pendant que les hommes discutent à voix basse. Finalement on rejoint les voitures; le corbillard est reparti depuis bon un moment.
Roxanne croise le regard monsieur Zardai qu’elle reconnaît. Elle ne sait pas si elle doit sourire.
Elle s’approche et, pour entamer la conversation, lui dit :
-Madame Mawami a l’air bien affectée...
-Le prophète ne recommande pas aux femmes de venir au cimetière du fait qu’elles sont plus émotives… répond-il et il s’éloigne, la laissant un peu interloquée.
Le départ définitif encore quelques minutes.
Tout semble s’être passé selon les normes adaptés au contexte nord-américain. La dernière, Roxanne rentre dans son véhicule démarre.

De retour au poste de la Sureté du Québec de Papineauville, Isabelle vient la trouver dans son bureau.
Ces deux-là s’entendent de mieux en mieux. Elles n’ont que trois ans de différence et elles ont appris à travailler ensemble lors de l’enquête sur le corps retrouvé dans le chantier de construction de la nouvelle route à Lac-des-Sables, et elles s’apprécient de plus en plus. Personne n’était policier dans la famille d’Isabelle et elle a dû vaincre bien des résistances. Pour Roxanne, sa compagne est intuitive; elle est calme, elle sait être discrète quand il le faut et autoritaire quand il le faut. Roxanne se dit qu’elle mériterait d’être promue à plus de responsabilités. Une autre femme dans la brigade des enquêtes criminelles de son père ? Roxanne sourit à cette pensée. Il va encore dire que le monde change trop vite à son goût !
-Tu fais un drôle d’air…
-Ah, c’est juste tant de nouvelles choses que je ne connaissais pas; d’autres façons de voir la vie. Et toi, quoi de neuf ?
-J’ai fait le tour des finances de la mosquée.
-De la mosquée ?
-Oui, je ne me trouvais pas assez qualifiée pour faire l’examen des finances des affaires d’Amir Mawami, ses deux magasins, un ici à Papineauville, l’autre à Gatineau, son bureau d’affaires à Montréal. Alors j’ai confié le tout à Jean-Christophe qui est capable de trouver les experts qu’il faut.
-Oui, il n’est pas battable pour le chiffres.
-S’il y a quelque chose de louche il le trouvera. Alors, j’ai jeté un coup d’œil aux finances de la mosquée et du centre culturel… en fait ce n’est qu’une seule comptabilité. Ce qui n’est pas très compliqué; il y a des entrées et des sorties. Mawami était la probité incarnée. Au début de chaque mois, il règle les comptes : électricité, chauffage (qui se font d’ailleurs par retrait automatique), salaire de l’imam, achat de matériel. Il ne semble pas se payer de salaire; ça a l’air qu’il fait ça bénévolement. Et chaque semaine, le samedi, il fait un dépôt toujours au même guichet de la Banque Royale, qui tourne autour de trois cents dollars, fort probablement ce qui a été récolté lors des offrandes lors de la prière du vendredi. Tout ça avec une régularité de métronome. S’il y a des irrégularités ce n’est pas ici qu’on les trouvera. De plus, il y a une campagne de financement annuelle…
Roxanne écoute très attentivement; elle s’est redressé le dos comme un chien aux arrêts.
-Répète ce que tu as dit…
-Heu… De plus, il y a une campagne de financement annuelle…
-Non, avant ! Tu as dit que chaque samedi il faisait un dépôt, qui représentait les offrandes ramassées le vendredi soir…
-Oui, chaque samedi au même guichet de la même succursale…
-Un dépôt qui tourne autour de…
-Qui tourne toujours autour de trois cents dollars; des fois un peu plus, des fois un peu moins.
-Isabelle tu es géniale ! Tu as trouvé, tu as trouvé, LA pièce du casse-tête !
-Moi !?
-Oui, courons chez mon père.
Les deux jeunes femmes se précipitent à travers les couloirs jusque chez leur patron.
-Papa, où est le sac d’argent qu’on a trouvé dans le bureau de Mawami quand on a fait la fouille ?
-Le sac d’argent !? Je vais le remettre à l’imam demain matin; nous n’avons aucun motif de la retenir.
-Tu te souviens, on a compté l’Argent; combien il y avait ?
-Attends, je l’ai ici… quatre cents quatre-vingt dollars.
-C’est ça ! C’est exactement ça ! Regarde ce qu’Isabelle a trouvé : chaque samedi méthodiquement, sans jamais manquer à ses devoirs de trésorier, le lendemain de la prière du vendredi, il allait déposer toujours dans le même guichet, le montant des offrandes, regarde dans l’état de compte. Sauf que…
-Sauf que…
-Sauf que : les chiffres ne correspondent pas, ce n’est pas la somme totale. Nous avons trouvé presque cinq cent dollars dans le sac, très vraisemblablement les offrandes ramassées vendredi; les offrandes totales qu’il n’a pas déposées à la banque… et dont il n’a pas retenu une partie !
-Mais c’est vrai, s’exclame Isabelle.
-Redis ça.
-Ce que je crois c’est que ce Mawami n’était pas honnête à cent pour cent : chaque semaine de l’année il faisait bien un dépôt des offrandes ramassées, mais chaque semaine également, il en gardait une partie pour lui…
-Ou pour quelqu’un d’autre…
-Ou pour quelqu’un d’autre, ou pour un autre groupe. Et il gardait une somme importante entre cent cinquante et deux cents dollars par semaine; multiplié par cinquante-deux ça fait… presque vingt mille dollars. Chaque année, il retenait vingt mille dollars du budget de la mosquée pour… quelque chose d’autre.
-C’est vrai… Ben raisonné; on ne peut rien affirmer encore pour les années antérieures, mais c’est bien raisonné.
-Et vous savez ce que je crois ? Probablement que l’examen de la comptabilité de ses affaires pourra révéler quelque chose de semblable; je vais avertir Jean-Christophe de cette sérieuse possibilité pour mieux orienter ses recherches.

-Oui, nous avons là, enfin !, grâce à vous, quelque chose de solide. Il faut trouver à qui était destiné cet argent; c’est beaucoup d’argent ! Et il faut trouver s’il y a un lien entre ces prélèvements et son assassinat. Est-ce qu’on l’a fait chanter ? Est-ce qu’il voulait arrêter ? Est-ce qu’il allait trahir quelqu’un ou dire quelque chose qu’il ne devait pas ?... Bien travail les filles; décidément, vous formez un très bon duo, vous deux. Je crois que je vais penser à vous jumeler plus souvent à l’avenir.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire